Rencontre. Chichinette, 99 ans et ancienne espionne

 Rencontre. Chichinette, 99 ans et ancienne espionne

Marthe Hoffnung-Cohn


Je n'oublierai jamais cette soirée. Ce samedi 2 novembre, à l’Espace Saint-Michel à Paris, un cinéma connu pour son courage – c’est ici qu’on peut admirer des films engagés que d’autres salles rechignent à diffuser, Marthe Hoffnung-Cohn, dite "Chichinette", 99 ans, arrive discrètement un peu avant la fin de la projection du documentaire qu’il lui est consacré. « Chichinette, ma vie d'espionne » est un film magnifique qui raconte le parcours extraordinaire de cette juive française originaire de Metz, infiltrée par l'armée française en territoire nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. 


« Chichinette » est assise au fond de la salle. Le film terminé,  la lumière s’allume et on découvre ce petit brin d’amour d’un mètre 40. Elle se lève, fait quelques pas pour rejoindre un peu plus bas les chaises installées pour l’occasion. On applaudit. Longtemps. Je n’ai jamais vu des gens applaudir aussi longtemps.


Marthe salue, sourit beaucoup, elle est heureuse d'être là et vient s’asseoir face au public. Elle a l’ouïe défaillante, il faut répéter et fort plusieurs fois les questions, mais la vue est toujours de qualité. Sa verve et sa perspicacité n’ont pas pris une ride. Elle veut des questions, m’avouera plus tard avec le sourire autour d’un dîner « qu’elle n’en peut plus de toutes ces personnes qui racontent leurs vies dans les débats ! ».


Chichinette aime parler. Elle aime raconter sa vie, normal, quelle vie ! Commencée en 1920 à Metz dans une famille de huit enfants. Petite-fille de rabbin, elle va s’éloigner de la religion quand elle se rend compte « que la religion est surtout faite pour les hommes ».


En pleine Seconde Guerre mondiale, Stéphanie, sa sœur, est arrêtée et déportée. Son fiancé Jacques, son premier grand amour, résistant est fusillé au Mont Valérien. Alors, Chichinette veut et doit reprendre le flambeau de ses proches, disparus, mais personne ne veut d'elle dans la résistance, on pense qu'elle n'est pas à la hauteur.


Elle passe en zone libre et devient infirmière, rencontre le célèbre colonel Fabien et sa « chance » tourne. Parce que bilingue français-allemand, le colonel l'envoie en Allemagne pour servir d'espionne.


Cette infiltrée en territoire nazi va jouer un rôle déterminant pour aider les Alliés à envahir l’Allemagne. Couverte de médailles à la fin de la guerre, elle disparaît des radars et reprend une vie normale.


A Genève, en 1953, elle rencontre un toubib américain, Major L. Cohn, brillant scientifique. Mariés, ils partent aux Etats-Unis. L'infirmière Chichinette devient son assistante. Avec lui, de 5 ans son cadet, elle aura deux enfants.


Il faut attendre 1996 et l’appel à témoins de la Fondation USC Shoah, créée par Steven Spielberg, pour que l’héroïne anonyme sorte de l'ombre et se décide enfin à parler.


« Ni mon mari, ni mes enfants n’étaient au courant », me confie-t-elle. Elle ne s’arrêtera plus, parcourt le monde pour prêcher la bonne parole : « je veux parler aux jeunes, ils sont notre avenir ». « Si vous ne connaissez pas votre passé, vous ne pouvez pas construire le futur. C'est pourquoi il est important de témoigner surtout en ce moment », martèle-t-elle.


Invitée aux quatre coins de la terre donc, Chichinette a dû faire près de 1500 conférences. Infatigable, montée sur des ressorts, elle va partout, « tant qu’on me paie le transport et l’hébergement, je viens avec plaisir ».


Elle est toujours accompagnée de son mari qui devient à son tour son assistant : un homme discret, « un couple complémentaire », dixit son homme.


Politiquement, elle est à gauche, fustige « ce nombre croissant de clowns effrayants au pouvoir, de l’horrible Trump à Netanyahou véritable catastrophe pour Israël inféodé aux ultrareligieux ».


La salle se vide et Chichinette ne semble pas disposée à quitter la salle, occupée à faire des selfies avec ses fans venus à la fin de la projection.


Dans le resto juste en face du cinéma, autour d'un poulet fermier et de frites maison, elle continue à balancer des anecdotes. Comme ce jour, en pleine guerre, où elle chipote auprès des gradés sur son uniforme, qu'elle trouve légèrement trop grand. Loquace, elle se met aussi à parler de la France «qui sera toujours mon pays ». « Des Etats-Unis où je vis, je vote à toutes les élections françaises », aime-t-elle préciser.


Chichinette, pas spécialement fan de Macron pour qui elle a quand même voté, me fait promettre de toujours « faire barrage à Marine Le Pen, parce qu'elle, une fois élue, elle ne quittera jamais le pouvoir ». 


Il est 1h du matin. Tout le monde est crevé, sauf elle. Pourtant, la journée a été longue. Deux débats ce samedi 2 novembre, le premier a eu lieu au Méliès de Montreuil à 18h, le second donc à l’Espace Saint-Michel. Chichinette a l'air en forme.


La vieille dame fêtera ses 100 ans le 7 avril prochain ! « Le vieux est fatigué, il faut aller le coucher », plaisante-t-elle, dans le taxi qui la ramène à son hôtel.


Ce dimanche 3 novembre, elle est déjà en route pour Le Mans, avant la Vendée. Sa tournée française ne fait que commencer…


"Chichinette, ma vie d’espionne" de Nicola Hans : Documentaire d'1h26, en ce moment au cinéma.


Nadir Dendoune