Zoulikha Tahar, féministe malgré elle

 Zoulikha Tahar, féministe malgré elle

Crédit photo : Nejma Brahim


A 26 ans, la slameuse algérienne “Toute fine” compte près de 22 000 followers sur les réseaux sociaux. Après un court-métrage remarqué sur le harcèlement de rue, elle se consacre désormais à l’art et à la réalisation, et poursuit son combat pour les droits des femmes. 


“Féministe ? Oui, j’assume complètement.” Dans une cantine du XXe à Paris, Zoulikha Tahar, plus connue sous le pseudo de “Toute fine”, engloutit son repas comme elle croque la vie : à pleines dents. “C’est notre société qui me donne la gnaque.” Son regard perçant, abrité par de larges lunettes roses, respire la sincérité. Son nom de scène lui vient de son gabarit. Avec plus de 22 000 abonnés sur Facebook, elle s’est imposée, ces trois dernières années, comme une figure du féminisme à l’algérienne.


 


Militante oui, influenceuse, non


Déterminée, cette slameuse passionnée se fait connaître grâce à un court-métrage sur le harcèlement de rue réalisé à Oran, début 2017. “C’est parti d’une rencontre avec Samia, qui faisait du chant et avec qui j’ai choisi de traiter ce sujet.” Son plat presque terminé, Zoulikha laisse entrevoir un goût d’amertume. “C’est allé trop vite. Cette vidéo visait à dénoncer un phénomène universel. D’ailleurs, on l’a intitulé La rue.” Sauf que les médias étrangers titrent Le quotidien de la femme algérienne… `


Grâce au buzz que le film provoque, la page de “Toute fine” décolle et le collectif Awal (1), qu’elle cofonde, gagne en popularité. Ses vidéos sont vues par des milliers de personnes. Mais, influenceuse, elle refuse de l’être. “Je suis plutôt militante.” Sa lecture du moment – Beauté fatale, de Mona Chollet – l’invite à rejeter le diktat de l’apparence et sa logique sexiste.


Consciente très tôt des injustices que vivent les femmes, Zoulikha se réfugie dans les livres et succombe à une drogue salvatrice : la poésie. “Ses sonorités, sa finesse, sa douceur… C’est comme être sur un nuage.” Adolescente, l’Oranaise est aussi fascinée par la mer, qu’elle voit chaque jour depuis sa maison à Aïn El Turk. Elle ­découvre William Blake, René Char et Charles Baudelaire, dont elle cueille Les Fleurs du mal dans une petite librairie de Médine Jdida (2).


“J’ai commencé à écrire et tenir un journal intime en m’inspirant des filles dans les séries”, se souvient-elle. L’étudiante s’oriente vers les sciences et la mécanique. “J’ai récupéré un enregistrement audio des Fleurs du mal en master, ça m’a donné envie de déclamer mes poèmes.” Un ami l’encourage à vite les partager sous forme de vidéos. Le succès est au rendez-vous. Mais Zoulikha et Toute fine sont en décalage. “Je me sentais très heureuse en tant qu’artiste, moins en tant que doctorante.” Elle multiplie alors ateliers d’écriture, performances et projections. Et sort un recueil de poèmes, en attendant que son premier roman, La Femme bleue, soit publié.


 


“Si le monde allait bien, je n’aurais pas à faire ça”


“En juin, j’ai arrêté ma thèse et participé à une université d’été à la Fémis (3), à Paris. J’ai réalisé un court-métrage sur les symboles sexistes associés aux Maghrébines.” Auteure, slameuse, réalisatrice. A 26 ans, Zoulikha est une artiste à part entière. Tandis que son regard se balade sur les clients attablés, elle ajoute : “Je sais que je ne suis rien. Mais je veux porter ma voix pour d’autres femmes, pour ma cousine de 6 ans. Si le monde allait bien, je n’aurais pas à faire ça. Je suis féministe malgré moi.” 


(1) collectif artistique fondé à Oran, début 2017, par cinq slameurs.


(2) quartier d’Oran connu pour son marché et ses bonnes affaires.


(3) L’école nationale supérieure des métiers de l’image et du son.

Nejma Brahim