Stiglitz : »Il faut donner plus de pouvoir aux travailleurs »

 Stiglitz : »Il faut donner plus de pouvoir aux travailleurs »

Joseph Stiglitz lors de l’interview

Le prix Nobel d’économie 2001, Joseph Stiglitz fustige la politique du président américain, qu’il accuse de mettre en péril la démocratie dans son pays. Et tente de trouver une solution à la crise mondiale actuelle.

En quoi la politique de Donald Trump est-elle contraire à celle qui devrait être mise en place ?

Joseph Stiglitz : Les Etats-Unis ont le plus haut niveau d’inégalités de tous les pays développés. La réduction des impôts de 2017 a eu pour conséquence d’augmenter la charge ­financière qui pèse sur la classe moyenne et a libéré celle des plus riches et des sociétés. Résultat : des millions de personnes ne peuvent se soigner, au point que l’espérance de vie dans le pays a baissé ­depuis son arrivée.

Vous êtes sévère avec les marchés. Vous pensez qu’il faut une régulation publique. Comment remettre le gouvernement au cœur du système économique ?

Joseph Stiglitz : Le gouvernement est essentiel. C’est ce que j’appelle dans mon livre “le contrat social” entre les marchés, les Etats et la société civile. S’il ne jouait pas son rôle de régulation, nous serions comme dans une ville dépourvue de panneaux “stop”. Nous serions dans un monde fou. Notre haut niveau de vie est lié à la recherche et au savoir. L’Etat doit investir dans les besoins fondamentaux comme la protection sociale, l’infrastructure, l’éducation…

>>Lire aussi : François-Aïssa Touazi : “On va vers une mondialisation plus responsable”

Quand vous parlez des inégalités aux Etats-Unis, vous évoquez celles liées à l’ethnie, la race ou le genre. Ont-elles uniquement des conséquences politiques ou jouent-elles sur l’économie également ?

Joseph Stiglitz : Les deux. En économie, les plus grandes ressources sont les humains et la plupart d’entre eux ne peuvent pas exercer leurs potentialités à plein régime. On gaspille alors ses plus belles cartes. Cela a un impact sur le patrimoine humain et bien sûr des conséquences d’un point de vue politique.

Vous évoquez souvent les “nativistes”, qui suivent aveuglément Donald Trump. Qui sont-ils ?

Joseph Stiglitz : Le “nativisme” reflète l’idée que certains pays souhaitent privilégier leur population “native” (“originelle”, ndlr). C’est une version du nationalisme. Si l’on en revient à ceux qui sont vraiment les “natives” américains, ce serait les Indiens. Tous les Américains blancs sont des immigrés. Il y a une sorte de folie et d’hypocrisie quand des gens comme Trump disent qu’ils sont contre les immigrés. C’est comme être contre soi-même. Et puis regardez la Silicon Valley. La plupart des multinationales de la “tech” ont été créées par des immigrés ou des enfants d’immigrés comme Apple avec Steve Jobs.

Il y a un problème démocratique, notamment avec l’influence des lobbys sur le vote. Comment corriger cela ?

Joseph Stiglitz : L’un des soucis avec le secteur financier est son ­influence excessive, notamment aux Etats-Unis, sur la politique américaine. Il a été prouvé qu’il existait cinq lobbyistes pour chaque député. Ces derniers ne pouvaient même pas aller aux toilettes sans être poursuivis par un lobbyiste. La leçon importante à retenir, pour tous les pays du monde, est qu’il faut un frein à la présence de l’argent dans la politique.

Une des solutions est la ­participation de l’argent public dans les campagnes électorales. Lors de la dernière présidentielle américaine, chaque candidat a dépensé près de 1 milliard de dollars (900 000 millions d’euros) ! Cet argent ne sort pas de nulle part. Il vient de riches donateurs. Mais, pour eux, il ne s’agit pas de dons mais d’investissement. Et malheureusement, ils ont des retours sur investissement…

>>Lire aussi : La francophonie, voie de développement ?

Nos démocraties sont-elles vraiment en danger ?

Joseph Stiglitz : Oui, je pense qu’elles le sont. C’est le cas partout, mais plus ­encore aux Etats-Unis, car nous avons un président qui ne comprend pas les bases d’une gouvernance démocratique (la séparation des pouvoirs, les allers-retours parlementaires, le rôle de la bureaucratie). Le système électoral, qui est supposé mettre en place le contrôle majoritaire et les droits des minorités, a tourné au contrôle par la minorité sans accorder les droits à la majorité. Deux présidents américains (George W. Bush et Donald Trump, ndlr) ont été élus sans obtenir la majorité des votants. Nous devons réformer notre processus électoral.

La France et l’Europe ont la même trajectoire économique que les Etats-Unis. Quel doit être la marche à suivre pour le Maghreb ?

Joseph Stiglitz : L’un des problèmes que rencontre le monde entier est qu’il n’y a pas seulement des inégalités à l’intérieur d’un pays mais aussi entre pays. Ces différentiels entre nations sont sûrement la cause des immigrations massives d’aujourd’hui. Personne n’a envie de quitter son chez-soi juste parce qu’il a envie de partir.

Il faut pour le Maghreb, de l’aide, de l’assistance technique ou étatique et la fortification du secteur privé. Il n’y a pas de conflit entre plus d’opportunités économiques et plus d’égalité. Or, nous devons aussi avoir une politique pro­active sur l’héritage de ce que nous avons fait dans le passé et qui a une influence sur ces pays dans le futur. Il est important d’avoir un cadre démocratique si l’on veut avoir un partage de richesses équitable.

>>Lire aussi : Loïc Tribot La Spière : “L’Afrique a des combats palpitants à mener”

La mondialisation se fait au détriment des pays en voie de développement et notamment de l’Afrique. Comment peut-on inverser la tendance ?

Joseph Stiglitz : En Afrique, la plupart des économies sont basées sur l’agriculture. L’Occident fixe les prix de leurs richesses et les contraint à acheter leur production industrielle. Le résultat est une désindustrialisation en Afrique, et cela fait un siècle qu’il y a une stagnation économique. Cela doit changer.

La question du changement climatique demande une action concrète. La solution passe-t-elle par l’économie ou par la force d’un Etat ?

Joseph Stiglitz : Nous devons opérer des changements drastiques dans notre économie et notre société. On ne s’en sortira que par l’action collective, la régulation et l’investissement étatique. Aux Etats-Unis, nous parlons de “Green New Deal” en référence au New Deal, lancé par le président Roosevelt après la crise de 1929. C’est une guerre contre le temps pour préserver notre planète. Trump ne pense même pas qu’elle existe. Trump met en danger la planète entière.

 

Peuple, pouvoir & profits, de Joseph E. Stiglitz, éd. Les liens qui Libèrent (septembre 2019),

416 p., 24 €.

 

Yassir Guelzim

Yassir GUELZIM

Journaliste Print et web au Courrier de l'Atlas depuis 2017. Réalisateur de documentaires pour France 5.