Omar Souleyman, pour la Syrie, avec amour

 Omar Souleyman, pour la Syrie, avec amour

Crédit photo : Dan Monick


MAGAZINE JANVIER 2018


Le dernier opus du prince de l’electro dabkeh est un objet musical hybride. Une ode à la Syrie, pays d’origine du chanteur, tout à la fois festive et profondément mélancolique.


Avec ses lunettes noires, sa moustache, son ­keffieh et ses airs de dandy, Omar Souleyman ressemble à un nabab émirati. Comme en atteste la ­pochette bariolée et un peu kitsch de son troisième opus studio, To Syria, With Love, édité par le label américain Mad Decent. Le clip du single Ya Bnayya, filmé en Turquie, montre une foule en liesse s’adonnant au dabkeh, cette danse masculine très populaire en Syrie, mais aussi en Palestine, en Turquie, en Jordanie ou au Liban. Il évoque aussi un événement particulier. Sur un beat de techno, accompagné aux claviers par son complice Hasan Alo, le chanteur prend le micro pour célébrer, de sa voix rauque, le mariage de son fils aîné Maher. ­Selon la légende, Ya Bnayya, qui signifie “fille” en français, fait référence à une belle brune dont Souleyman ­aurait été follement amoureux.


 


Contraint de s’exiler en Turquie


To Syria, With Love se situe dans la continuité de Bahdeni Nami, un disque qui avait fait un carton deux ans plus tôt. Rizan Saïd, le “roi du synthé”, y joue du clavier, tandis que le saxophoniste Khaled Youssef y fait frissonner son saz, un luth à long manche électrifié. Le groupe de techno berlinois Modeselektor, le producteur londonien Kieran Hebden (alias Four Tet) et l’éclectique DJ de la BBC Gilles Peterson, toujours féru de nouvelles rencontres musicales, y ont apposé leur touche.


Mais la colonne vertébrale sonore d’Omar Souleyman c’est Hasan Alo, dont les arrangements ­sophistiqués ont revigoré la dabkeh, ce style syrien euphorisant, qui remonterait au XVe siècle, et qui ne signifie pas “coups de pied” en arabe par pur hasard ! “La dabkeh est une danse qui se pratiquait dans les villages, à l’extérieur. Elle devint ensuite une danse d’intérieur pour célébrer des mariages ou tout autre événement que nous fêtons dans ma région. Il y a différentes sortes de dabkeh, chaque peuple arabe a sa propre façon de le danser”, ­explique le chanteur à nos confrères du journal anglais The Independant.


Omar Souleyman est né en 1966, à Tel Amir, ­village du nord-est syrien, près de Ras Al Ayn, à la frontière turque. Dès 1994, l’homme, qui vit de ­petits boulots alimentaires, se met à chanter dans les mariages de sa région où il côtoie des populations arabes, kurdes, arméniennes et assyriennes. Son succès local est rapidement phénoménal. Le quotidien britannique The Guardian lui attribue… plus de 700 disques live enregistrés lors de ses prestations ! Mais en 2011, la guerre civile éclate en Syrie.


Ras Al Ayn devient inhabitable, prise en étau par les tirs mêlés des séparatistes kurdes, ou ceux de l’armée syrienne, des forces rebelles et par les ­incursions de Daech. Omar Souleyman est contraint à l’exil en Turquie. En 2013, il y grave son album Wenu Wenu, produit par Ribbon ­Music, le label du groupe pop anglais Arctic Monkeys. Cette même année, Damon Albarn, ­producteur de ­Gorillaz, s’en entiche et la chanteuse islandaise Björk lui confie illico le remix de son tube Crystalline, issu de l’album Biophilia.


Exilé d’un pays profondément déchiré, Omar Souleyman évite de prendre une position tranchée pour tel ou tel camp. Néanmoins, il s’engage pour la paix, ce qui est loin d’être anecdotique en Syrie. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, 4 millions de Syriens ont fui le pays. En 2013, le chanteur livre une vibrante interprétation de Salamat Galbi Bidek à l’occasion du vingtième concert du Prix Nobel de la paix. Il participe aussi à l’initiative humanitaire “Our Heart Aches for Syria” (Nos cœurs en cendres pour la ­Syrie) pilotée par Médecins sans frontières.


De fait, si la musique de To Syria, With Love est résolument festive, entraînante et validée par le monde du clubbing, une profonde mélancolie émane de certaines paroles de l’album. Les textes ont par ailleurs été coécrits par le poète Shawah Al Ahmad. Dans Chobi, clip tourné en Arizona – pour les paysages désertiques qui ressemblent à sa ­région natale d’Al Jazira, dans le nord-est de la ­Syrie – Omar Souleyman y chante sa nostalgie d’exilé : “Quand notre aliénation se terminera-t-elle afin que nous puissions rentrer chez nous ? Etre ensemble sous l’ombre de notre arbre nous manque et notre âme est tourmentée par ce désir.”


 


Erigé au rang de pop star


Plus explicitement il déclame : “Ça fait six ans que je suis absent de chez moi et je suis fatigué de m’enquérir de ma maison et de demander des nouvelles des miens. Mon âme est meurtrie. C’est comme d’avoir de la poussière dans les yeux. Nous sommes en exil et nos nuits sont longues. Notre terre natale est notre seul réconfort. La vie nous a causé tant de douleur. Nos blessures sont nombreuses et chaque blessure est vive. Al Jazira nous manque.”


Pour l’heure, Omar Souleyman fait le tour du monde avec sa musique. Erigé au rang de pop star, il écume les festivals comme Glastonbury en Angleterre, Pitchfork à Paris, Distortion à Copenhague, le Pukkelpop en Belgique… Sans oublier les Etats-Unis, terre d’élection de son nouveau label Mad Decent : New York, Los Angeles, Detroit, Salt Lake City et les contrées rurales comme celles du festival Form Arcosanti, en Arizona, ou le Moogfest en Caroline du Nord, qui lui rappellent les grands espaces de son pays perdu. En attendant de revoir un jour une Syrie en paix…


 

Julien Le Gros