Afek Tounes, un UMP version Tunisie ?

Sorti de nulle part pour les uns, parti des « élites » pour les autres, Afek Tunisie (transcription phonétique de « Horizons » en arabe) est incontestablement le parti qui monte en Tunisie. Et quelle montée ! Ascension fulgurante qui lui vaut aujourd’hui, 3 mois à peine après son lancement officiel le 28 mars dernier, d’être l’objet de toutes les attentions, mais aussi de toutes sortes de spéculations pas toujours fondées. Qui est derrière ce parti star ? Et que nous dit le parcours de ses dirigeants sur le parti et ses orientations ?

 

Entre soupçons divers et impopularité auprès des couches populaires

Selon un récent classement de la popularité en ligne des différentes formations politiques en Tunisie,  Afek arrive déjà en 3ème place au top 10 des partis les plus présents sur le réseau social Facebook, juste derrière Ennahdha et le CPR. Mais c’est la progression éclair du parti qui laisse dubitatif, avec un étonnant  « 99.999% » qui traduit une impuissance de l’algorithme à en rendre compte. Il n’en fallait pas plus à nombre d’internautes pour conclure à une préexistence de l’entité Afek jadis sous une autre forme, sans quoi se placer ainsi d’emblée dans le peloton de tête serait impensable. C’est qu’à l’instar d’autres partis formés au lendemain de la dissolution du RCD, dont les partis Al Watan et l’Initiative fondés par d’ex haut dignitaires du régime déchu, un soupçon pèse sur Afek d’avoir en réalité recyclé en partie les réseaux de l’ex RCD, si ce n’est une partie de sa base électorale.

Il faut dire que les impressionnants moyens déployés à chacun de ses meetings ne contribuent pas à faire taire les rumeurs : à coups de mise en scène grandiose à l’américaine, avec pléthore de drapeaux bien en ligne, d’écrans géants à foison et des speakers « starisés » à la tribune à la manière des « mega churches », Afek surprend par un style et une ostentation inhabituels pour le pays. Idem pour l’aptitude à organiser des événements à l’étranger en direction des convoitées voix des tunisiens expatriés, comme en témoigne le dernier rassemblement en date à Paris, ce week end à la Maison de l’Inde, Boulevard Jourdan.

Par ailleurs, une enquête entreprise par des anonymes a achevé de jeter le trouble et d’entretenir la méfiance à l’égard de certains cadres du parti, à l’image de Neïla Charchour Hachicha, qui s’était par le passé vue refuser un visa sous Ben Ali pour son parti, le Parti Libéral Méditerranéen, notamment (et de l’aveu-même du parti) pour ses liens avec l’American Enterprise Institute. Ainsi Madame Hachicha fut mise sur la sellette pour avoir publiquement soutenu la réélection de Ben Ali en 2004 ainsi que pour un communiqué figurant encore sur son blog, dans lequel elle félicitait Abdelaziz Ben Dhia (ex numéro 2 du régime) de sa nomination au poste de porte-parole de la présidence. Depuis, elle s’en est expliqué :

« En tant que libérale, je représentais de surcroît les professions libérales, autrement dit une catégorie de gens qui avait à perdre et ne s’impliquait pas facilement en politique. Le petit forgeron, comme le vendeur de produits ménagers ou le pharmacien du coin et même l’industriel, ne pouvaient se permettre le luxe d’un redressement fiscal au nom de la démocratie. Je m’étais donc inscrite par rapport au régime dans un esprit de continuité et dans une attitude de proposition plutôt que dans une attitude d’opposition frontale qui me semblait contreproductive. Tous les moyens d’amadouer le dictateur me semblaient bons à prendre. » 

Plus généralement, les liens familiaux et par alliance (notamment aux Materi) de l’intéressée avec la haute bourgeoisie tunisoise, ainsi que l’image huppée et perçue comme mondaine de la brillante porte-parole du parti au français impeccable, Emna Mnif, ont sans doute participé à la défiance des classes ouvrières à l’égard d’un parti dont ils pensent qu’il ne les représente pas, d’autant que des soupçons de régionalisme viennent s’ajouter à la liste des griefs, une large majorité de Sfaxiens figurant dans son équipe dirigeante.

 

Identité nationale, conservatisme et intérêts privés : la fin du politique ?

Dès sa création, les leaders du parti ont réitéré avec insistance leur attachement à l’identité arabo-islamique de la Tunisie, comme s’ils cherchaient à donner des gages dans cette direction, diront certains. En effet, alors-même que la constitution actuelle, caduque, est en passe d’être réécrite, le parti a promis de ne jamais toucher à l’article premier stipulant que la Tunisie est une république « dont l’islam est la religion et l’arabe est la langue ».

Mélange de conservatisme identitaire d’un côté et de libéralisme économique de l’autre donc, une combinaison suffisamment caractéristique pour que certains analystes politiques soient tentés de faire le rapprochement avec une certaine droite pragmatique telle qu’incarnée par l’UMP au pouvoir en France, et son controversé débat –avorté– sur l’identité nationale. D’autant qu’Afek, par le biais de sa porte-parole, a tout juste pris position contre le niqab, trop timide incursion dans le volet sociétal au goût des militants laïques tunisiens.

Interrogés sur l’omniprésence du facteur économique au sein de leur programme, ses représentants répondent que pour eux l’économie « régit le politique en ce qu’elle est la clé de voûte de tous les aspects de la vie et de la citoyenneté ».

Une rapide incursion dans le CV de ses fondateurs révèle en outre l’omniprésence d’un trait commun : qu’ils soient dans l’audit, le business consulting, la banque ou la finance, ou encore la gestion du patrimoine, nombreux sont les cadres dirigeants d’institutions privées, posant la légitime question du conflit d’intérêts en cas d’arrivée du parti aux affaires, du moins d’une participation à la gouvernance. Plus généralement, la politique n’est-elle pas un métier à part entière, supposant un savoir-faire qui lui est propre ? Même des militants du parti s’en inquiètent.

Or, une telle organisation en forme de fédération de représentations de groupes qui, tout employeurs soient-ils, ne représentent qu’une frange de la société, ne signe-t-elle pas de facto la fin d’une ère : celle de la politique au service d’idéaux ? A l’ère de la mort des idéologies la question mérite d’être posée. Qu’a donc Afek à proposer politiquement en dehors du zéro Etat ?

Au risque de se transformer en VRP de la finance, de l’industrie ou de la banque et autres intérêts particuliers, l’homme politique, et a fortiori, l’homme d’Etat au service de l’intérêt supérieur de l’Etat, doit impérativement avoir, au-delà de la simple communication politique, un projet. La Tunisie, elle, a cruellement besoin, après des décennies d’hégémonie du parti unique, d’une vision politique, un système de pensée qui, même dans le monde mondialisé post idéologique d’aujourd’hui, nécessite que la classe politique mène entre autres actions la régulation du capital. Et en l’occurrence, dans le fragile contexte post révolutionnaire, probablement besoin davantage d’audace dans la réforme sociétale, toute révolution digne de ce nom étant avant tout porteuse de valeurs progressistes, ne serait-ce que pour faire barrage aux forces réactionnaires.

 

Seif Soudani