La chronique du Tocard. L’absent

 La chronique du Tocard. L’absent


 


Ma maman, 80 ans, habite désormais seule. Tous ses enfants sont partis. Même moi le petit dernier : j'ai fini par la quitter. Bien sûr, je passe la regarder et l'écouter les matins, parfois le midi, et même le soir où il m'arrive de temps à autre de m'endormir près d'elle.


 


Comme c'est un F3, il y a une chambre supplémentaire. Le lit est tout petit, taillé pour un élève de CM2. Dessus, est posé un matelas tout mou, tellement pourri, qui me massacre le dos à chaque fois, mais savoir que ma maman dort dans la chambre d'à côté m'apaise, vous avez pas idée. Ma mère vit désormais seule. Elle a pas choisi. 



La vie suivait pourtant son cours. Dans leur appart de l’Île-Saint-Denis, le plus et le moins rythmaient le quotidien de mes parents. Ma mère, une reine dans sa maison, le transistor branché à fond chaque matin, sortait de temps à autre pour faire les courses ou passer faire un Azul à ses cousines ou amies. Mon papa quittait le domicile très tôt, passait la moitié de ses journées dehors, à marcher des kilomètres et à boire des cafés dans des rades remplis de chibanis, comme lui.


A midi et à 19h, mes parents regardaient leurs jeux favoris à la télé. Et ils étaient heureux quand les autres gagnaient. La victoire par procuration. L'été, ils partaient en Algérie. Plusieurs mois. Mais pas trop, à cause de la loi qui les oblige à revenir en France. 


Une vie bien tranquille où les enfants, les petits-enfants et même les arrière-petits-enfants, venus des quatre coins du monde, venaient leur rendre visite de temps à autre, surtout le dimanche, où maman préparait le couscous.  



Puis, petit à petit, papa a commencé à se perdre dans l'oubli. On a d'abord pensé que c'était dû à l'âge. On s'est dit qu'il ne fallait pas tomber dans l'inquiétude, que c'était juste la mémoire qui s'effritait au fil des saisons.


La situation s'est aggravée. Et papa devenait de moins en moins autonome. Maman ne s'est pas démontée pour autant. Elle s'est rappelé qu'elle l'avait épousé pour le meilleur et pour le pire et qu'elle resterait, quoi qu'il advienne, jusqu'au bout avec lui. 



Ma maman, comme beaucoup de daronnes de sa génération, n'est pas du genre à pleurer sur son sort. Elle a toujours affronté la vie avec courage et résignation. Pourtant, la vie a souvent manqué de tendresse pour elle; mais la philosophie l'a sauvée : elle sait qu'il y a pire qu'elle. 


Alors, maman emmenait partout son homme, comme on trimballe un enfant en bas âge. Même au marché, où il s'échappait à la moindre occasion. Maman a tenu le cap et retenu ses larmes pendant 7 ans, matin, midi et soir, à prendre soin de l'homme avec qui elle avait partagé sa vie à deux pendant 63 ans. 


Un matin, comme souvent, papa a voulu se sauver. Cette fois-ci, à moitié endormi, il est tombé sur sa hanche, à quelques centimètres de la porte d'entrée qui restait toujours fermée à triple tour. 



Maman a vu son mari à terre. Elle a essayé de le relever toute seule pour inquiéter personne, comme si elle avait peur qu'on lui dise "Maintenant tu peux plus". Elle a attendu de retrouver un semblant de calme avant de m'appeler. Elle a juste dit "Nadir, tu peux venir. Papa est tombé". Le toubib a débarqué. Il a dit à nous, ses enfants : "C'est elle ou c'est lui. Ma maman a répondu "Alors c'est lui".



Maman se sentait terriblement coupable de n'avoir plus la force de le garder auprès d'elle. Elle était comme ce boxeur qui reçoit des uppercuts en pleine tête, au bord de l'abandon, et qui se remet debout à chaque fois,  juste avant que le juge ne finisse de le compter. 



Elle voulait arrêter parce qu'elle était à bout de forces, à bout de souffle. Mais elle avait peur du regard des autres, de ceux qui ne savent pas de quoi on parle, et qui l'aurait jugée. Ce regard des autres qui lui a fait tellement mal et qui rôde toujours autour d'elle. 



Mais ses enfants ont fini par la convaincre avec amour. A contrecœur, son coeur a fini par accepter de le laisser partir. C'était pas évident pour elle et ça ne l'est toujours pas. Elle a compris qu'elle n'arriverait plus à s'occuper de son homme parce que sa maladie était trop lourde à gérer, alors son Mohand a été placé dans une maison médicalisée. Ça fait un an maintenant. 



Le premier jour, elle savait pas trop où se mettre. Quoi faire, quoi dire, alors elle s'est effacée, et a laissé les autres s'occuper de son mari, elle qui d'habitude ne laissait personne s'approcher de lui. On la dépossédait de tout. 



Le premier jour, elle a dit "J'ai changé d'avis. On le reprend avec nous". Elle restait sur le seuil de la porte et elle ne voulait pas partir. Elle le regardait, ses larmes qui pleuraient sans arrêt. Maman a fini par accepter avec ses conditions à elle.



Elle irait tous les jours le voir. Qu'il pleuve, qu'il neige, qu'il fasse 40 degrés dehors. Même si elle est souffrante et même si son corps la lâche. Elle irait même si les bus sont en grève. Et elle quitterait sa chambre qu'une fois qu'il aurait les yeux fermés. Pas avant. 


 


Nadir Dendoune


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Nadir Dendoune