La Tunisie s’installe dans le désordre religieux

L’un des principaux chantiers à venir et dont personne ne parle en Tunisie, c’est la gestion du champ religieux. Plus on tardera à réglementer, et plus il sera difficile de reprendre les choses en main.

Depuis la révolution,  le pays vit dans « le désordre religieux ». C’est-à-dire que n’importe qui peut parler au nom de Dieu. Un turban suffit parfois ; si on y ajoute des études en Orient, et –mieux encore- un séjour en Afghanistan, le succès est assuré.

 

Certains ouvrent une école coranique, et celles-ci ont essaimé. Pour créer n’importe quelle école, on a besoin de démarches administratives et de montrer un minimum de compétence pédagogique. Pour une école coranique, il suffit d’avoir le local.

 

Dans les mosquées, c’est le désordre le plus total. Des imams ont été démis, d’autres ont été installés par des groupuscules déchaînés, à la force du poignet. D’une mosquée à l’autre, la pratique religieuse n’est  pas la même.

 

Les « dourouss » (causeries) dans les mosquées sont incontrôlables. D’innombrables chouyoukh se constituent un public. Le même phénomène s’est propagé au net, avec des pages FB et depuis peu, des sites en bonne et due forme. L’islam en Tunisie, c’est une multitude de leaders, du plus petit au plus imposant, avec autant d’interprétations et de fetwas.

 

Plusieurs associations se sont créées sans que l’on sache quelle est la part réelle du savoir et celle de la propagande idéologique ou de l’égo personnel : association tunisienne des sciences religieuses, ligue nationale de la fetwa etc… Et des sommes importantes sont en jeu, car les dons affluent, entre zakat, campagnes pour la somalie ou pour la construction d’une mosquée etc… Personne n’audite les comptes, personne ne contrôle le devenir de cet argent.

 

A Msaken par exemple, le Cheikh Bechir Ben Hassan s’est taillé un véritable fief. Pour la prière de l’aïd, il a réuni derrière lui 25.000 fidèles. Qui pourrait un jour le déloger de ce bastion où il est plus puissant que le gouverneur ou que le futur député ?

Entre salafistes, takfiristes, jihadistes, chiites (si, si) ; entre les partisans de tel cheikh et ceux de tel autre, le Tunisien vit dans une instabilité référentielle totale.

 

Des chioukhs, dont les références religieuses ne sont pas vérifiées, émettent des fetwas, c’est-à-dire produisent des lois. Ils concurrencent le parlement. Si Bechir Ben Hassan décrétait demain que les banques doivent être boycottées, elles le seront dans toute la région de Msaken, quel que soit ce que pourrait en dire la future assemblée élue. S’il décrète que le vote est illicite, il n’y aura pas un seul votant parmi ses disciples (très nombreux)*. Quelques centaines de leaders islamistes, de différents courants, de différentes écoles (la plupart de ces écoles sont moyen orientales), se prévalent d’une légitimité divine pour concurrencer toute légitimité populaire. L’assemblée nationale parle au nom du peuple. Bechir Ben Hassan parle au nom de Dieu**.

 

Côté autorités, le ministère des affaires religieuses et ses faibles structures souffrent d’un gros déficit de légitimité, car considérés comme la continuité du système Benali.

 

La radio coranique Zitouna, qui appartenait à Sakhr Materi, a toujours évité les sujets polémiques. Sous prétexte d’être consensuelle, elle reste malgré la révolution trop mièvre pour avoir un vrai public.

 

A tout cela, s’ajoute la multitude de chaînes satellitaires coraniques, de prédication ou salafistes.

Les autorités tunisiennes, quelle que soit la couleur de la future assemblée, ne pourront pas faire l’économie d’une reprise en main du champ religieux, même si la laïcité était adoptée.

La libre concurrence dans le champ religieux est toujours une porte ouverte aux extrémistes et aux surenchères. Il n’y a pas un seul exemple de pays musulman qui tolère un tel désordre, même pas la Turquie donnée souvent en exemple, ou l’Arabie saoudite, ou encore la Malaisie.

 

Le minimum serait d’interdire au premier venu  de parler au nom de Dieu ou de se présenter comme le tuteur des musulmans ; de réglementer l’émission des fatwas religieuses ; d’éviter le désordre religieux et la confusion référentielle ; de criminaliser le takfir (excommunication) ; de barrer la route au tsunami saoudo-salafiste ; et d’autoriser enfin les voix et les structures qui répondent aux besoins spirituels des Tunisiens et qui leur servent de guide.

Soufia Limam

 

(*) Des forums et des imams islamistes expliquent et argumentent, sans rire, que l’élection de l’assemblée constituante est licite, comme s’il pouvait en être autrement. Sur les forums jihadistes par contre, ces élections hérétiques sont dénoncées comme illicites.

(**) Bechir Ben Hassan est ici un simple exemple, il y a plusieurs autres cas.  Sur une vidéo, on peut le voir donner une causerie religieuse à Msaken. On lui pose la question : que dit l’Islam au sujet du meurtre du prêtre polonais (tué à La Manouba, dans la banlieue de Tunis, peu après la révolution, meurtre imputé au début à des extrémistes islamistes puis à des voleurs, sans que l’on sache le fin mot de l’histoire). Ce qui est déjà étrange, c’est que la question puisse être posée, car elle sous-entend qu’un tel meurtre aurait pu être licite si le cheikh le validait.

Le cheikh en question explique en réponse que ce meurtre est illicite. Mais ce qui est intéressant, c’est l’argumentaire : les gens du Livre qui se trouvent parmi vous, dit-il en s’adressant aux fidèles, sont sous votre protection, quel que soit leur statut (touristes, résidents…). Il précise qu’il parle bien des chrétiens et des juifs, « protégés par leur foi en Dieu ». Implicitement, que penser alors  de ceux qui ne sont ni chrétiens, ni juifs, ni musulmans ?

Enfin, Bechir Ben Hassan est considéré comme un hérétique par de nombreux leaders salafistes extrémistes qui le trouvent trop modéré à leurs yeux, notamment à cause de ce genre de fatwas.

Soufia Limam