Tunisie – Réseaux sociaux, au royaume de l’intox

Depuis la libération de la parole suite à la révolution du 14 janvier, on assiste en Tunisie à une prolifération de sites web et de pages Facebook, très visitées, qui se sont improvisées en pages d’information sur l’actualité révolutionnaire du pays. Une explosion désordonnée de l’info qui se fait souvent au mépris des règles les plus élémentaires du journalisme et du traitement de l’information : recoupement des infos, vérification des sources, éthique journalistique : peu importe, le but affiché étant de faire de l’audience, créer le « buzz » ou encore se défouler sur ses adversaires politiques, quitte à employer les pires méthodes, l’anonymat garantissant le plus souvent leur impunité.

Une rhétorique bien rodée

Elles s’appellent « Takriz », « La Chaîne du Tanbir (médisance en dialecte tunisien)» ou encore « Vérités cachées », des noms sulfureux en forme de déclaration d’intentions, quand elles ne parlent pas au nom de la révolution, en s’auto proclamant « Union des Pages de la Révolution ». Combattues par les internautes ayant conscience de leur vraie nature, il n’est pas rare qu’elles culminent à plus d’un demi-million d’utilisateurs, et finissent donc par réapparaître après leurs multiples suspensions.

Diffamation, attaques ad hominem, calomnie, propagation de rumeurs et de fausses nouvelles, voici quelques-uns de leur plus hauts faits d’armes.

Adeptes du culte de l’anonymat le plus strict, elles se font dernièrement une spécialité de donner en pâture l’identité des administrateurs de pages concurrentes (les noms, voire les visages), une incitation implicite à en découdre physiquement avec leurs adversaires, le plus souvent des laïcs républicains. C’est l’amère expérience dont a été victime l’administrateur d’une page de parodie et de démystification, satiriquement appelée « Les Vérités stupides ».

En s’en prenant directement aux personnes et à leur intégrité physique, ces entités annoncent ainsi la couleur en termes de jusqu’au-boutisme et de potentiel criminel.

Autre victime célèbre de ces coups bas, la cinéaste tunisienne Nadia el Féni qui fut la cible d’une vaste campagne de lynchage en règle (insultes, montages grossiers, menaces de mort), pour avoir simplement osé dévoiler publiquement son athéisme.

Très orientées politiquement, les pages en question affichent parfois leur biais intégriste et réactionnaire, lorsqu’il n’est pas trahi par certaines publications, comme quand elles prennent pour cible de façon obsessionnelle la laïcité, sur le mode du repli identitaire et en des termes orduriers comme le fait notamment la page aux 10.000 fans Anti laïcité « ????????? ?? » (Contre la racaille), utilisant un langage typiquement d’extrême droite.

Un potentiel de nuisance bien réel

Ce qui pourrait s’apparenter à des jeux de déballage puéril n’est pourtant pas à prendre à la légère, tant ces pages ont prouvé par le passé leur capacité de nuisance massive, l’un des effets de l’intox à grande échelle étant de faciliter l’incitation au grabuge, en poussant les plus jeunes notamment à prendre le maquis de la rue, une fois cette audience manipulée et  chauffée à blanc par des agitateurs sévissant derrière leurs écrans d’ordinateur. L’affaire Rajhi, ex ministre de l’intérieur filmé à son insu et dont les déclarations ont subi un habile montage avant publication puis provoqué de violentes émeutes au début du mois de mai, en est un bon exemple. Emeutes pour beaucoup absurdes contre un aussi obscur qu’hypothétique gouvernement de l’ombre sur l’existence duquel l’ex ministre avait spéculé en privé.

Conspirationnisme et théories du complot y sont aussi monnaie courante, comme lorsqu’on mélange à la faveur d’amalgames délirants Illuminatis et pays du G8 (le souverainisme, et crier à l’ingérence étrangère sont aussi un filon populiste très porteur), ou encore en relayant des histoires peu crédibles, comme cette probable mise en scène datée d’hier visant à discréditer un parti politique aux dépens d’un autre (heurts Ennahdha / PDP), reprise par une page Facebook comptant pas moins de 700.000 fans.

Il en va de même pour les mises en doute régulières de la probité de l’armée nationale, une institution faisant pourtant l’unanimité chez les Tunisiens en terme d’impartialité et d’exemplarité pendant les événements ayant vu la chute du régime. Aussi le chef d’État-major des armées Rachid Ammar est-il devenu la tête de turc de certaines parties visant vraisemblablement à déstabiliser l’armée. Cette spécialité diffamatoire a valu à la page Takriz, gérée par un groupuscule de hooligans, d’être suspendue sur décision du Tribunal militaire permanent de Tunis, avec celle du prolifique activiste nationaliste d’extrême gauche, le tunisien expatrié en France depuis 1991, Jalel Brick, pour appel à la violence, à la haine et au vandalisme.

Cette propension à la confrontation directe avec le plus haut sommet de l’Etat est effet une constante de la rhétorique des extrêmes, une tactique révélatrice d’un égo souvent surdimensionné, dont l’activisme acharné dans ce cas n’est qu’une sorte de métaphore narcissique. La composante terroriste des deux cas précités n’est pas sans rappeler les procédés d’Action Directe, un groupe qui a sévi sur le territoire français dans les années 80.

Plus complexe à saisir est une certaine opposition de façade ou de circonstance de la part de certaines de ces pages à l’islamisme politique. Une opposition en réalité factice lorsque l’on en connaît les motivations réelles qui se résument le plus souvent à une simple querelle de leadership au sein de l’extrême droite, à qui on ne dispute que la suprématie de la contestation. Tout en feignant un combat frontal avec Ennahdha, la page Takriz se refuse par exemple à employer le terme « islamisme », et se contente de fustiger le parti islamiste pour sa popularité et le suivisme dont font preuve ses militants soumis à une direction centrale. Ainsi, l’une des clés du succès de cette page est d’avoir réussi à faire croire qu’elle n’est pas régie en sous-main par des leaders. Rien n’est moins sûr lorsqu’on connaît le culte de la personnalité que cultivent les principaux agitateurs qui en tirent les ficelles, comme l’illustre cet enregistrement audio daté du mois de mars 2011 aux accents clairement mégalomanes : http://kiwi6.com/file/sl52m8hm53

Gageons que les internautes tunisiens et leur blogosphère, déjà mobilisés en partie contre ce qu’ils considèrent comme les véritables ennemis de leur révolution, sauront rester vigilants et reléguer ces pages aux oubliettes des « poubelles du net » selon l’expression consacrée.

Seif Soudani

Seif Soudani