Point de vue – Tunisie. Alternance d’extrémisme et de dialogue

 Point de vue – Tunisie. Alternance d’extrémisme et de dialogue

A droite en bas : Le président Essebsi tenant la feuille de route pour la formation d’un gouvernement d’unité nationale, le 13-07-2016 – Haut : Le quartet du dialogue national, le 21-09-2013. A gauche : violente agression de membres d’Al Karama à l’encontre de Abir Moussi (PDL) à l’ARP, le 07-12-2020.

Dans la transition tunisienne, on a pris l’habitude de voir une chose et son contraire. Aux bagarres entre députés et impasses politiques se succèdent des propositions de dialogue national. L’UGTT reprend encore une fois l’idée du dialogue national de 2013, élargie cette fois-ci aux autres volets économique et social.

 

Les propositions de dialogue politique surviennent souvent après la montée aux extrêmes ou après que le delirium tremens ait envahit les partis. Et inversement. La transition est elle-même une succession d’extrémisme et de compromis. On peut même les voir défiler étonnamment en une seule semaine. Quoique les nihilistes ne parviennent à se satisfaire ni de l’un ni de l’autre, eux qui vilipendent l’extrémisme tout en s’opposant au dialogue ou au compromis.

Les nihilistes ne cessent de désignifier en bloc la vie politique tunisienne au vu de l’instabilité ambiante, des contestations permanentes, du délitement de l’Etat et du « spectacle » islamiste. Le réformisme culturel et historique, enraciné dans la Tunisie millénaire n’a plus de support moral, après une révolution épuisante, même si c’est le vice qu’on voudrait voir disparaître. Une bigarrure apparente appelle une condamnation péremptoire, comme un discours excessif d’un député ou une erreur glissée dans un communiqué gouvernemental invite à une remise en cause irrévocable du système. Les difficultés de la transition radicalisent les esprits, même des plus sachants. Mais retenons le bon grain du jour : l’idée de dialogue.

Que reste-t-il de la terre du réformisme ?

Un éditorial du journal Le Monde du 23 décembre 2014 considérait que, « Dans le monde arabe, la Tunisie n’est ni un gigantesque puits de pétrole, ni une réserve de gaz naturel. Elle n’est ni une puissance militaire guignant une forme de prépondérance régionale, ni une nation obsédée par un quelconque messianisme religieux. Le cas est plutôt rare. La Tunisie brille par autre chose : une aptitude particulière au compromis politique ». Faut-il rappeler notre culture de base en provenance de l’extérieur aux cœurs en détresse ? Aujourd’hui, la Tunisie pourra-t-elle encore retrouver, comme en 2013, cette « aptitude » au compromis politique pour sortir de multiples impasses quasi insolubles, rigidifiant la marche de l’Etat ? Surtout si l’on pense que la transition, en multipliant les compromis et arrangements vacillants, a aussi, en même temps, fait obstacle aux compromis fondamentaux, à quelques exceptions près.

Le dialogue en arrière-plan dans la transition

L’idée du Dialogue national a toujours été placée en arrière-plan dans la transition tunisienne, qui ne désemplit pas de dérives. On agite le procédé du  dialogue à la moindre épreuve entre la majorité et l’opposition. Le fameux Dialogue national de 2013 est apparu après le blocage politique à l’ANC, avec le sit-in d’Errahil, suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi, quelques mois après celui de Chokri Belaïd. Il devait résoudre des difficultés politiques et institutionnelles. Essebsi a tenté à son tour d’en reprendre les bases avec « l’accord de Carthage » en 2018, conçu déjà pour stabiliser le pays économiquement, socialement et politiquement, tout en restreignant cette fois-ci la table de négociations aux grands responsables des institutions politiques et sociales. Il serait plus approprié de parler de « désaccord de Carthage », puisque ce dialogue s’est transmué en conflit de personnes au sein de Nida (Essebsi fils – Chahed) et à l’extérieur de Nida (Tabboubi-Chahed) dans la perspective des élections de 2019.

L’UGTT, initiatrice des dialogues

C’est l’UGTT qui a lancé l’idée d’un Conseil de dialogue national dès juin 2012, puis celle du Dialogue national (avec le Quartette) en 2013. Aujourd’hui encore, l’UGTT récidive en lançant une initiative tendant à relancer le dialogue socio-économique et politique pour tenter de sortir de la confusion un système entier. Il s’agit aujourd’hui de mettre en place un comité des sages composé de personnalités nationales indépendantes, de différentes spécialités, qui devrait superviser le Dialogue national entre les partis politiques, et dont la tâche serait de proposer des réformes économiques, politiques et sociales nécessaires sous l’arbitrage du Président de la République.

Il ne s’agit pas pour l’UGTT, pour éviter d’effrayer le gouvernement ou la majorité, de changer de gouvernement ou de s’immiscer dans le jeu politique, comme en 2013, ni même, on suppose, de proposer un nouveau régime ou changement constitutionnel. Il s’agit pour Noureddine Tabboubi, « si toutes les parties souhaitent revenir sur la bonne voie, de trouver des solutions pragmatiques et rationnelles en tirant les enseignements des expériences passées… Il faut respecter la volonté du peuple, comme il est nécessaire de prendre en compte les résultats des élections…».

Dialogue politique ou dialogue économique et social

Il faut rappeler qu’en 2013, alors que tous les acteurs politiques étaient attachés au dialogue politique, nécessité par un blocage de type politique, on appelait dans les régions défavorisées au dialogue économique. D’ailleurs, la réussite du Dialogue national au niveau politique passait par la nécessité de fermer les yeux sur les questions économiques, censées être résolues dans une étape ultérieure. Mais il fallait bientôt déchanter. Les institutions politiques imaginées ultérieurement dans le nouveau régime post-2014 ne permettaient plus de résoudre les questions économiques et sociales. Le réformisme est censé émerger d’un climat politique et institutionnel cohérent et stable. Mais, c’est le chaos politique qui s’y est substitué. Le Dialogue national de 2013, qui était pour les populations marginales une sorte de « partage du gâteau » politique, ne pouvait pas, même en résolvant des problèmes politiques aigus, répondre aux crises conjoncturelles et aux difficultés réelles dans lesquelles étaient empêtrées ces populations, pour qui, les questions urgentes portaient sur la justice sociale, la crise économique, le développement régional, la corruption. On se demande même, avec le recul, comment ce type de dialogue a pu échapper à l’époque à l’UGTT.

Aujourd’hui, la persistance de la crise économique et sociale, l’instabilité politique, la fragilité des majorités politiques, trop éphémères, l’ingouvernabilité instaurée par le nouveau régime politique peuvent justifier tous ensemble la tenue d’un tel dialogue, qui illustre ainsi le dysfonctionnement des institutions démocratiques, d’ailleurs encore inachevées, qui tardent à trouver leur place, même après la fin d’une transition officielle.

Nécessité d’une élite d’expérience au dialogue

Cela dit, le dialogue national de 2013 était entre autres redevable à l’existence d’une certaine élite politique, dont certains étaient influents à l’intérieur du dialogue, comme Essebsi, Ghannouchi, Abassi, qui avaient joué le rôle de pompiers à l’intérieur du Dialogue suite aux blocages apparus entre les membres du Dialogue. Aujourd’hui, l’élite politique s’est évaporée au profit de quelques trublions infantiles sans influence politique, peu portés aux véritables compromis politiques. La transition aussi est « mangeuse d’hommes ». De tels compromis supposent de la part des acteurs une certaine expérience politique, une volonté consensuelle prête à sacrifier l’accessoire pour sauver l’essentiel, Ce sont ces leaders politiques qui ont accrédité l’idée qu’islamistes et forces démocratiques laïques peuvent dialoguer, coexister et concevoir ensemble une voie démocratique, malgré tous les préjugés et les excès. Les dirigeants et parlementaires belliqueux d’aujourd’hui, qui confondent politique et animosité, inspirent peu confiance en la matière. C’est pour cela que la qualité des personnes indépendantes ou des sages supposés chapeauter le Dialogue n’est pas indifférente.

Toutefois, accorder la présidence d’un tel dialogue au Président de la République semble quelque peu maladroit. Le Président ne devrait « politiquement » pas l’accepter. Si le dialogue échoue, c’est lui qui en définitive, et malgré lui, qui aurait échoué, même si les partis seraient responsables de l’atmosphère malsaine du dialogue. Le président, qui a perdu sa magistrature morale par son discours peu fédérateur, belliqueux, prônant l’exclusion et par ses dénonciations interminables et infondées des hypothétiques complots qui se trament dans le pays, semble peu propice à présider un tel dialogue. Il rassure peu un an après son élection. D’ailleurs, il a lui-même, et d’emblée, averti qu’il ne dialoguerait pas avec « les corrompus » (lesquels ?), fuyant encore une fois ses responsabilités, en préférant faire avancer les choses par son inaction, désormais légendaire. Le vieux Essebsi a toujours eu le courage d’affronter les difficultés, le « jeune » Saïed préfère les éviter. C’est la parole sans l’action.

Objet vaste et ambitieux du dialogue

Une autre difficulté du dialogue multidimensionnel proposé ces jours-ci par l’UGTT, c’est qu’il semble démesuré en l’état présent des difficultés générales du pays et en temps de pandémie. Est-il possible de réussir un dialogue à la fois politique, économique et social ? Le dialogue a réussi en 2013, parce que, malgré tout, il ne portait que sur le volet politique. Le nouveau dialogue devrait pour ce faire être bien préparé, avec une bonne organisation et structuration interne, un échéancier précis, une plateforme consensuelle, un choix délicat des personnes (comité de sages et représentants des partis), une médiatisation surveillée. L’étendue d’un ordre du jour aussi vaste risque d’accabler le dialogue et de multiplier les divisions entre les partis. Aurait-il fallu procéder par étapes ou par grand secteur ? En tout cas l’état d’esprit des partis, si du moins ils acceptent le principe du dialogue (certains le refusent), et la volonté des acteurs d’aboutir à quelque chose de fondamental seraient déterminants pour surmonter une telle impasse.

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Hatem M'rad