Point de vue – Tunisie. Complotisme et racisme face à la migration subsaharienne

 Point de vue – Tunisie. Complotisme et racisme face à la migration subsaharienne

Un bulldozer déblaie les débris devant le siège de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tunis le 3 mai 2024, suite à l’évacuation forcée par les autorités locales d’un campement érigé par des migrants à cet endroit. (Photo par FETHI BELAID / AFP)

Le pouvoir tunisien a un grand mal à traiter la question des migrants subsahariens qui le submerge de toutes parts. Complotisme et racisme de circonstance y pourvoient alors.

 

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Face à la migration subsaharienne, on a de plus en plus le sentiment en Tunisie, et même dans les pays arabes concernés, que complotisme et racisme se sont alliés, ici encore, faute de solution politique pratique, comme éléments de « réponse » à ce problème sérieux et complexe. Voilà l’exemple d’une question sérieuse qui est traitée à la légère. Le pouvoir cherche à l’instrumentaliser à des fins politiques, notamment à l’approche des élections présidentielles. Alors même que le complotisme du président Saied et le racisme incrusté en force dans les viscères de la société profonde ne font qu’influencer négativement la perception et le traitement de la question des migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne.

 

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Le discours complotiste de Saied, qui n’est pas sans effet sur les réflexes instinctifs et irraisonnés de la masse, considère haut et fort que la migration subsaharienne est orchestrée par des forces extérieures, comme l’Union européenne qui cherche à gérer les flux migratoires à travers la Méditerranée, ou par des forces occultes, des élites, ou des associations faussement bénévoles, brassant gains et profits, dans le but de déstabiliser le pays. Accusations bien entendu sans preuves de l’« Etat objectif », incarnation de la « raison », d’après Hegel, et de ses représentants. On le sait, l’analyse de ces enjeux suppose une compréhension nuancée des dynamiques locales, régionales et internationales, ainsi que des réalités socio-économiques et politiques de la Tunisie. Ainsi, des hommes politiques responsables auraient exposé le problème dans sa globalité, et essayé de le résoudre par des méthodes de gouvernance « multi-level » entre l’Etat, les ONG, les associations, les partis, syndicats, patronat. Malheureusement, toutes ces instances légitimes sont honnies, à titre personnel, par le président omniscient. Ce dernier voit le complot partout, parce qu’il veut tout simplement gouverner seul partout, excluant toutes les institutions et tous les corps intermédiaires du pays. Normal alors que dans son imaginaire, il voit des menaces provenant de tous ces exclus. L’Etat n’a jamais été réduit à un homme, comme un homme subsumer l’Etat, même s’il a le devoir de le représenter au profit de tous.

 

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Mais comme le discours complotiste et le verbiage imaginaire ne suffisent plus à résoudre la question, par essence multidimensionnelle, de la migration, il faudrait encore l’étoffer par le racisme. Le racisme, basé sur des stéréotypes négatifs et une méconnaissance profonde de l’autre, prend alors plusieurs formes : discrimination, exclusion sociale, violence verbale et physique, interdiction de travail, absence de distinction là où il faudrait justement apprendre à distinguer (les étudiants africains en règle sont confondus avec les migrants clandestins, par les citoyens et par la police). Même les textes de loi sont en train d’être triturés par certains députés du sérail dans le sens du racisme (condamnation pénale de toute aide, fut-elle humanitaire, envers les migrants subsahariens). Bref, les migrants subsahariens en Tunisie sont perçus comme des intrus, des concurrents pour les ressources et les emplois, « mangeant le pain quotidien » des Tunisiens, un peu comme la perception des Arabes en France et en Europe. Racisme politique et xénophobie sociale marchent main dans la main.

 

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Ce n’est pas un hasard si la situation des migrants subsahariens en Tunisie a souvent été marquée par des difficultés, notamment pour l’accès aux services de base, d’emploi, de santé, de transport, et par le traitement malsain des autorités. Les incidents de violence et de discrimination raciale, bien que non généralisables à toute la population, signalés un peu partout dans les différentes régions du pays, urbaines et rurales, mettent en lumière les défis auxquels sont confrontés ces migrants, crise économique grave comprise de la Tunisie.

 

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Et dire que le pouvoir actuel est sur le point d’élaborer une réforme de l’éducation. On se demande à partir de quelles valeurs ? Cherche-t-il à incruster dans la conscience des enfants les valeurs du racisme, de la discrimination, de l’inhumanité ? On a l’impression que le pouvoir part en vadrouille de gauche à droite sans repère aucun. On s’agrippe au pouvoir, quel qu’en soit le coût, même si on n’a pas de solution pour satisfaire les besoins les plus élémentaires de la population, et même si on a manifesté une grande incapacité à résoudre les problèmes pratiques, mission principale de l’action politique des responsables politiques et des élus. Le pouvoir tunisien confond tout : nationalisme et racisme, migration et atteinte à la souveraineté, critique internationale et « traîtres » de l’intérieur, autorité répressive et autorité morale, autorité d’en haut de l’Etat et autorité dans la vie quotidienne des Tunisiens.

 

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Ce pouvoir gagne justement à exploiter cette crise migratoire, ou plutôt cette crise des valeurs dans le pays, pour promouvoir auprès des jeunes innocents et de la population inquiète, errant de crise en crise, les valeurs d’inclusion, le sens de l’altérité et le respect des droits de tous les migrants, comme un élément des droits de l’Homme. Il pourrait inclure encore des campagnes d’éducation dans les écoles, collèges et lycées, pour déconstruire les préjugés, impulser des politiques publiques en la matière, et procéder à la sanction, non pas des opposants, militants de droit ou journalistes, ou de ceux qui hébergent ou emploient les migrants, mais de ceux qui propagent la haine, le racisme, la discrimination et la violence raciale, et d’abord parmi ses partisans.

 

La Tunisie millénaire, celle qu’on a toujours connue, est une terre d’accueil, un pays tolérant, de douceur de vivre. Depuis la moitié du XIXe siècle, Italiens, Maltais, Français et Tunisiens musulmans et juifs y ont vécu côte à côte. Même les anciens dictateurs tenaient à préserver ce climat méditerranéen. Ce pays ne peut être défiguré par l’instabilité d’une décennie et trois ans d’autoritarisme anachronique d’un illuminé. On connaît le proverbe égyptien ironisant : « Deux ans ne peuvent balayer trente ans ».

 

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Hatem M'rad