Gouvernement d’union nationale ou gouvernement d’Essebsi ?

 Gouvernement d’union nationale ou gouvernement d’Essebsi ?

Le président tunisien Béji Caïd Essebssi et son Premier ministre


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Comme d’habitude, Béji Caïd Essebsi agit avec l’instinct d’un homme de pouvoir. Pour retaper son image ternie par les contre-performances du gouvernement Essid, par la situation peu enviable du pays à tous les niveaux, par la confusion et les scissions au sein de son parti, par l’association laïco-islamiste, il décide de faire une ouverture tendant à élargir la base politique du gouvernement vers des partis autres que ceux de la coalition précédente. C’est l’idée du gouvernement d’union nationale, ouvert à tous ceux qui acceptent d’approuver le programme d’urgence, établi à la suite d’un accord commun entre les signataires.


 


Normalement, Essebsi devait nommer à la tête de ce gouvernement le chef du parti majoritaire. Or, Nida n’a plus de chef. Le chef fondateur est au palais de Carthage. Il n’y a plus de chef incontestable à Nida, mais des clans et des camarillas. Son fils, Hafedh Caid Essebsi est moins un chef de parti ou un homme politique qu’un homme d’appareil, à la tête d’une sorte de conseil d’administration gérant l’interminable transition d’un parti dont les structures n’ont pas encore été légitimées par un congrès constitutif. Et puis, nommer son fils ou même un des partisans de son fils au parti à la tête du gouvernement (comme Slim Chaker) aurait été aussi malvenu que grossier en démocratie.


 


C’est alors qu’Essebsi décide de rajeunir le chef du gouvernement, tout en donnant des instructions au jeune Chahed pour rajeunir également les membres du gouvernement et y inclure des femmes, électrices potentielles, surtout à l’approche des municipales. Ce faisant, Essebsi marque un point contre Ghannouchi. Celui-ci n’a jamais réussi à rassembler ou à composer un gouvernement d’union nationale après 2011, alors qu’Essebsi l’a fait. Il s’agit en tout cas dupremier gouvernement d’union nationale dans l’histoire tunisienne, et notamment dans la transition.


 


Essebsi se rabat ainsi sur un homme neuf, jeune, et surtout proche de lui, Youssef Chahed, ancien ministre des collectivités locales. Faire en quelque sorte de l’antivieux par du sang neuf. Un message à l’adresse d’une jeunesse nihiliste et indifférente à la politique. C’est vrai que « la valeur n’attend pas le nombre des années ». Mais, c’est vrai aussi que la frénésie juvénile n’est pas toujours un gage d’audace, de vigueur ou de bonne politique. L’essentiel, c’est de mettre les hommes à leur véritable place et d’y mettre un peu de flair. Essebsi avait déjà une idée derrière la tête quand il a désigné Chahed pour mener la conciliation entre les deux tendances rivales de Nida, puis l’a fait désigner ministre au sein du gouvernement Essid. Il pensait déjà à lui confier un destin, et lui préparer une carrière d’avenir. La désignation de Chahed à la tête du gouvernement l’atteste. D’ailleurs, s’il réussit au gouvernement, il n’est pas exclu que Youssef Chahed puisse un jour aspirer légitimement à diriger son propre parti, actuellement en déconfiture. Qui sait ?


 


Pour le magazine « Jeune Afrique », Youssef Chahed est un « anti-Jomaâ ». Ce dernier, qui se voit jouer un grand destin politique, a créé il y a quelques mois un think tank, comme une étape probatoire en vue de former un parti. Nous croyons, pour notre part, que Chahed est plutôt unanti-Ziad Laâdhari, qui a le même âge que lui (41 ans). C’est Ennahdha qui, la première a misé lors de son dernier congrès de mai 2016 sur une nouvelle génération, rehaussée par Ghannouchi pour éconduire de proche en proche l’ancienne génération, devenue ingérable et anachronique dans le débat d’aujourd’hui. Le rival de Nida et de BCE, c’est Ennahdha, pas Mehdi Jomaâ, manager de formation, un homme virtuel qui n’a jamais fait de la politique au sens plein du terme, ni géré un parti, qui doit tout aux sondages et à la com. Le gouvernement de technocrates qu’il a géré après le Dialogue national en 2013 n’est pas un gouvernement politique, tout comme le ministère de l’industrie qu’il a conduit sous la troïka. Ennahdha est, elle, une force politique et sociologique. Ziad Laâdhari, propulsé secrétaire général de ce mouvement, semble être le nouveau destin du parti, celui qui sera sans doute promu, en cas de victoire aux prochaines législatives, à diriger un éventuel gouvernement islamiste ou de coalition. A voir comment Ghannouchi s’est démené pour imposer Ziad Laâdhari au dernier congrès comme secrétaire général du parti, pour lui trouver dans les tractations de ces derniers jours un ministère à sa nouvelle taille, et comment Ziad Laâdhari lui-même criait, à qui veut bien l’entendre, qu’il serait un des ministres au gouvernement, avant la déclaration officielle de la composition gouvernementale par le chef du gouvernement, on comprend que Béji Caïd Essebsi voulait surtout ne pas être devancé par Ennahdha en faisant mieux qu’elle : en lui collant un jeune premier ministre tout frais au dos.


 


Mais un chef de gouvernement très proche et très jeune peut aussi permettre au président Essebsi de garder une certaine emprise sur un gouvernement d’union nationale et sur le processus politique à travers lui. Le jeune chef du gouvernement, Youssef Chahed, suit l’impulsion politique de son mentor. Il rajeunit le gouvernement, fait une place aux femmes et aux partis selon leurs forces. Youssef Chahed est déjà revenu vers Essebsi, lorsqu’il y a eu des difficultés dans la composition de l’équipe, notamment avec le refus de l’UPL de faire partie du gouvernement. Essebsi l’invite à aller au-delà, en faisant des concessions pour inclure les autres partis réfractaires qui ont signé l’accord de Carthage, Al-Massar, Al-Joumhouri, Al-Chaâb. Il ne voulait pas du Front populaire et autres partis de gauche contestataires, dès le départ, car il connaissait leur réponse. Cela risquait dans son esprit de rendre le gouvernement tributaire d’unecontestation interne pour chaque réforme ou action à mettre en œuvre. Et puis, il n’a pas pardonné l’éclipse du Front Populaire au moment de la constitution de la coalition gouvernementale après les élections de 2014. Essebsi se hâte encore de demander en 24h au Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple, de prévoir pour le 26 août une séance pour le vote de confiance du gouvernement, de crainte que les partis membres du gouvernement poussent encore loin le chantage. Mais, le chantage, ils ont continué à le pousser.


 


En définitive, Chahed est bien le chef du gouvernement institutionnel, mais c’est Essebsi qui fait figure de chef du gouvernement politique.« Gouvernement » dans le sens large du terme, c’est-à-dire le pouvoir ou le détenteur de la haute politique. Tout cela va, à l’évidence, à contre-courantdu texte constitutionnel et du système parlementaire.


 


Pour la composition du gouvernement d’union nationale, il y a eu des quotas, c’est inévitable. On a mis en doute, dans nos articles précédents, la volonté du nouveau chef du gouvernement de constituer, selon ses dires, un gouvernement réduit. Ce n’est pas possible, ce type de gouvernement, on l’a dit, doit essayer de satisfaire tous les partis qui le composent et le soutiennent. On n’échappe pas ici aux quotas. N’oublions pas que les quotas, tant décriés par l’opinion, sont indispensables. Ils permettent, outre de satisfaire la logique du gouvernement d’union nationale, de gérer la crise, de gouverner dans la stabilité, et de se prémunir contre le vote de défiance au parlement. De fait Nida obtient 4 ministères et 4 secrétaires d’Etat, Ennahdha 3 ministères et 3 secrétaires d’Etat, Afek 2 ministères, Moubadra, Joumhouri, Al, Massar, un ministère chacun,  le Mouvement Al-Chaâb obtient un secrétariat d’Etat et l’UGTT 2 ministères. Mieux encore, Machrou’ Tounès, sans demander des portefeuilles, obtient en guise d’appui au gouvernement, la désignation de Ghazi Jeribi à la justice, la mise à l’écart du nidéiste Kotti et de l’UPL.


 


On le sait, mathématiquement, Nida et Ennahdha peuvent gouverner ensemble si on était dans un rapport majorité-minorité. Ils détiennent à eux deux la majorité absolue et représentent 136 sièges sur 217 au parlement, alors qu’il faudrait 109 voix pour obtenir le vote de confiance au parlement. Politiquement, cela ne suffit pas en période de transition démocratique. Pour le vote de confiance au parlement, outre les députés de Nida et d’Ennahdha, le gouvernement est censé compter sur l’appui d’Al-Horra (Machrou’ Tounès) et de ses 25 sièges, de Afek (10 sièges), Al-Moubadra (1 siège), Joumhouri (1 siège), Al-Chaâb (1 siège), c’est-à-dire sur un total de 174 députés au minimum. Il faut noter que l’UGTT, qui a obtenu deux ministères, pèse socialement sur la balance gouvernementale (elle a mis son véto sur plusieurs ministres du précédent gouvernement, comme SaidAidi, Slim Chaker ou Mahmoud Ben Romdhane), que Moubadra a perdu ses 3 députés qui ont rejoint Nida et que l’UPL s’est exclu du gouvernement.


 


Assurément, personne n’est content après toutes ces tractations, c’est la loi du genre. Seulement, plusieurs partis semblent avoir une mauvaise lecture du gouvernement d’union nationale. Certains croient qu’ils sont en droit de nommer le chef du gouvernement à la place du président ou du parti majoritaire (Joumhouri, Massar), d’autres s’estiment en droit de décider de la nomination des membres autres que les leurs (Afek), d’autres mettent la barre trop haut en cherchant même délibérément à être exclus en vue des municipales (ULP). Le gouvernement d’union nationale se compose autour du parti majoritaire, pas sans lui.


 


Il reste que, avec ses 174 députés (avec Machrou’) ou 149 sièges (sans Machrou’) et les 7 partis qui le composent, ce gouvernement d’union nationale, censé élargir les bases du consensus politique, représente moins de sièges au parlement que le gouvernement de coalition précédent d’Essid dans lequel au départ, les quatre partis, Nida, Ennahdha, ULP et Afek, représentaient 183 députés. Une des ironies dont l’histoire en a la recette.  


 


Hatem M’rad

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