Tunisie – Le marché des députés

 Tunisie – Le marché des députés

Parlement tunisien – Amine Landoulsi / ANADOLU AGENCY / AFP


La lutte féroce que sont en train de se livrer les deux têtes de l’Exécutif, le président Essebsi (avec Nida) et le chef de gouvernement Youssef Chahed (avec la coalition nationale) est en train de renforcer le marché des députés, le nomadisme partisan et la frivolité politique. La représentativité du Parlement n’a plus en tout cas aucun sens en cette fin de mandat.


On pensait que l’Assemblée nationale constituante (ANC) avait abusé du nomadisme partisan, du transfert des députés d’un parti à un autre. On peut déchanter, le Parlement actuel (ANC) fait pire. Il est le théâtre d’une recomposition politique permanente. Ni les citoyens ni les responsables politiques ni les députés eux-mêmes ne peuvent deviner la majorité parlementaire du jour ou les rapports de force de demain, tant entre laïcs et islamistes qu’entre laïcs.


La transition s’inscrit durablement dans l’incertitude politique. On sait dans quel parti on est élu, on ne sait plus dans quel parti on va échouer. Les Indépendants sont, eux aussi, emportés par le courant. Beaucoup de députés indépendants deviennent partisans, beaucoup de partisans deviennent indépendants. Mieux encore, on peut commencer par être indépendant, puis muter dans un parti, puis redevenir encore fois indépendant une fois déçu par un parti. On peut faire aussi l’itinéraire inverse : élu dans une liste d’un parti, on passe ensuite dans la catégorie des indépendants pour finir de nouveau dans un autre parti. Ennahdha n’est pas concernée par ce nomadisme parlementaire, qui concerne essentiellement les partis laïcs. Mais il n’est pas interdit de penser qu’elle manipule les uns contre les autres selon qu’elle suit une politique de bienveillance ou de rejet vis-à-vis des partis laïcs, et selon ses perspectives politiques.


 On aura tout vu à l’Assemblée des représentants du peuple. Au point qu’on se demande de quelle « Assemblée », de quels « représentants » et de quel « peuple » il s’agit en définitive?


Quelle Assemblée ? Normalement, il s’agit de la réunion de plusieurs représentants politiques élus par le peuple au suffrage universel, constituant un corps délibérant. Cette Assemblée est censée exercer le pouvoir législatif et financier, contrôler le gouvernement, dont elle peut mettre en jeu la responsabilité politique. L’ARP est certes un corps délibérant, un parlement qui contrôle le gouvernement depuis 2014. Ce qui est gênant, c’est que ce corps délibérant est une abstraction qui dissimule la pratique parallèle d’un organe désormais inorganique, dissolu en permanence, rongé de l’intérieur par les scissions répétitives, le réseautage et le nomadisme des députés sautant d’un parti à l’autre, selon la conjoncture du jour, les humeurs du parti, les appâts et les gains politiques immédiats, et aussi le degré d’intimidation des plus puissants d’entre eux.


Quels représentants ? Un des principes de base de la démocratie représentative, c’est que les élus sont désignés à intervalles réguliers. Tout député a une mission durant ce mandat, un message citoyen à porter. Le mandat est délibérément limité, pour permettre aux électeurs d’exercer un « vote sanction » s’ils sont insatisfaits du bilan de ceux-ci. Mais le représentant n’a pas la possibilité politique de « voyager » à l’intérieur du parlement durant son mandat en multipliant les adhésions aux partis et aussi les sorties. Au cours du mandat de l’ARP, on a vu des députés élus dans la liste d’un parti, débarquer dans un autre parti qu’ils n’ont pas manqué de critiquer lors de la campagne électorale de leur parti initial. Il leur arrive ainsi de représenter plusieurs partis au cours d’un seul mandat, plusieurs types d’électeurs et plusieurs circonscriptions électorales, du fait des émigrations successives.


En d’autres termes, il est légitime de se demander ce que représente vraiment le représentant de l’ARP, spécialement celui qui aime les « voyages intérieurs ». Le marché des députés introduit une sorte de députation transversale. On n’est plus dans l’élection du haut par le bas, mais dans le passage horizontal d’un point à un autre, de droite à gauche et vice-versa et dans le brassage des uns avec les autres.


Pourtant, en démocratie, il est d’usage que celui qui ne représente plus ses représentés ou qui ne croit plus à la philosophie de représentation de son parti, ou qui est attiré par un autre parti pour une raison ou une autre, présente aussitôt sa démission de député, et l’annonce aussitôt à ses électeurs. Il est lié par un contrat politique, et même moral, avec ces derniers qui lui ont fait confiance. Or ce contrat est rompu. Il s’est désolidarisé de ses électeurs qu’il ne représente plus, qu’il ne défend plus et qu’il a abandonnés à leur triste sort. Si on était dans le type du « mandat impératif » de la période révolutionnaire française, ses électeurs auraient eu le droit, suite à une pétition présentée au parlement, de le révoquer, pour n’avoir pas respecté leurs consignes.


Quel Peuple ? C’est vrai que, comme on dit, le député est élu dans la circonscription, et pas par la circonscription. Il est l’élu de la nation entière, selon le dogme de l’abbé Sieyès, quelle que soit la circonscription dans laquelle il se présente. En tout cas, le peuple est en principe et dans son abstraction le détenteur originaire de la souveraineté. Mais le peuple est aussi divers que disparate sur le plan politique, moral, économique, social et intellectuel. Sur le plan électoral, on trouve dans les faits un « peuple de droite », un « peuple de gauche », un « peuple islamiste », « un peuple nationaliste », etc. Mais, dans les deux cas, peuple souverain ou peuple divers, le député nomade n’aurait tenu compte ni de l’un ni de l’autre. La volonté du peuple n’est plus alors souveraine par le tourisme des députés. Le peuple divers et multiple n’en est plus un, lui non plus, il ne reconnaît plus son député qui s’est volatilisé. Ce qui est grave en démocratie, qui suppose la liberté de choix du député et du parti par les électeurs.


Ce marché des députés a pris aujourd’hui une tournure détestable illustrée par la lutte que sont en train de se livrer les deux têtes de l’Exécutif : le président Essebsi et Nida d’un côté et le chef du gouvernement Youssef Chahed, de l’autre. Ces deux têtes se livrent une lutte féroce frôlant le « coup d’Etat permanent ». Le marché tourne ainsi essentiellement autour des députés de Nida Tounès et de ceux de « la coalition nationale ». C’est la conjoncture et les rapports de force politiques qui vont encore une fois décider de l’affiliation des députés indécis, sans véritable esprit partisan, sans de fortes convictions, selon que la balance penche en faveur du Président Essebsi et de Nida ou du chef de gouvernement et du groupe de « la coalition nationale ». L’ambitieux Chahed a crée un groupe parlementaire à partir de quelques scissionnistes de Nida, de Machrou, de l’UPL, de Afek et d’indépendants. Son équipe a exercé beaucoup de pressions, voire d’intimidations, aux récalcitrants. Certaines fonctions initiales des députés sont plus sensibles aux pressions que d’autres, notamment les hommes d’affaires, qui craignent l’exécution des menaces par les dirigeants du groupe victorieux.


Il y a quelques semaines, le groupe de la coalition nationale affilié au chef du gouvernement, avait environ une trentaine de députés, devenus par la suite une quarantaine, puis une cinquantaine. Slim Riahi, reçu il y a quelques jours par le président Essebsi, blanchi par la justice, revient sur la scène politique et déclare, comme savent le faire les hommes d’affaires ou les patrons d’entreprise, récupérer ses 16 députés de l’UPL de la coalition nationale, comme on récupère une marchandise abandonnée. Pire encore, Slim Riahi demande à ses députés de fusionner avec Nida, alors qu’il leur a demandé auparavant d’entrer dans la coalition nationale, comme il leur a demandé d’autres adhésions dans le passé selon « sa » conjoncture à lui et ses péripéties judiciaires. Ses troupes peuvent toujours se rebeller contre lui s’ils en ont le courage. Mais, s’ils s’exécutent, la coalition nationale risque de ne plus avoir la majorité absolue au parlement, en comptabilisant le nombre des sièges d’Ennahdha et les siennes.


Or, c’est la majorité absolue au parlement que vise principalement cette coalition, du moins jusqu’en 2019. Sans cette majorité, elle ne pourra ni maintenir Youssef Chahed au gouvernement, ni agir sur le plan politique et législatif, ni obtenir la confiance, si du moins Chahed serait reconduit par une nouvelle majorité jusqu’à la fin de 2019. Guerre mathématique, guerre parlementaire, guerre politique et même guerre judiciaire et sécuritaire pour la maîtrise du gouvernement se déroulent ainsi simultanément.


Abandonné par tous, et notamment par Ennahdha, Essebsi tente de donner des coups puisés dans les domaines de sa compétence, la sécurité et la défense. Il semble dénoncer par partis et personnes interposés, l’existence d’une cellule sécuritaire clandestine d’Ennahdha, noyautant le ministère de l’intérieur et l’armée. Certaine de la non reddition des comptes de la part du chef du gouvernement, préoccupée par ses forces présentes et son alliance future, Ennahdha, accuse le coup. Forte, unie et disciplinée, elle se charge de renforcer le camp de Chahed au Parlement, nécessaire à sa propre survie.


Morale de l’histoire : qui peut se fier en Tunisie à un député nomade, qui ne croit en rien, qu’on peut appâter aisément en lui faisant miroiter des promesses futures de toutes sortes ou des récompenses politiques ? Youssef Chahed est en train de récupérer des députés de Nida, de Machrou, de l’UPL, de Afek, qui ont déjà, pour la plupart, un passé scissionniste et nomade. Est-il sûr de la fiabilité de ces députés à l’avenir, dont la plupart sont des professionnels non pas de la politique, mais de l’émigration partisane et de la partitocratie ? Peut-il en faire un groupe ou un parti de gouvernement cohérent, crédible et solide ? Va-t-il à son tour emprunter la voie de Nida après BCE, celle de l’autodissolution ?


Le marché des députés veut dire que les idées politiques elles-mêmes s’exposent en Tunisie sur un vaste marché pour se vendre au plus offrant, non pas selon la qualité du produit, mais selon l’intensité et la qualité des pressions.

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