Tunisie. Habib El Mekki M’rad, le militant de l’ombre

 Tunisie. Habib El Mekki M’rad, le militant de l’ombre

Habib El Mekki M’rad discourant lors d’une manifestation de rue de l’UGTT, le 1er mai 1948.

L’histoire s’intéresse surtout aux actes visibles ou officiels. Elle connait moins les coulisses des événements, qui ne se rapportent pas moins à l’histoire réelle.

 

A l’occasion de la commémoration de l’indépendance tunisienne du 20 mars 1956, il n’est pas illégitime d’évoquer le rôle des militants de l’ombre, de ceux qui n’ont pas fait partie du « star system » politique ou de l’histoire au grand jour. Il y en a eu beaucoup, de ceux qui sont morts au combat jusqu’à ceux qui ont survécu et qui ont fait des actes de militantisme de rue ou de bataille d’opinion ou qui ont été associés à des actions politiques. Habib El Mekki M’rad (connu surtout comme Habib El Mekki) en est un parmi d’autres. Les livres d’histoire sur le syndicalisme ou sur les périodes de lutte contre la colonisation ou du gouvernement Tahar Ben Ammar le citent certes, mais ne disent pas tout.

Photo portrait de Habib El Mekki M’rad.

Né à Thala le 1er novembre 1913, Habib El Mekki M’rad est issu d’une famille de propriétaires terriens (son père était un agriculteur). Il s’est marié à Zeineb Aloui dont la mère est la cousine de la mère de Habib El Mekki. Le penseur Ibn Abi Dhiaf, dans son célèbre Ithaf ahl ezzamen, classait au XIXe siècle, la famille M’rad parmi les anciennes familles de Tunisie, dont une branche a pris le nom de Gadhoum, notamment lorsqu’un des leurs est devenu conseiller du Bey et une personnalité connue. Il s’agit de celui qui est évoqué par Ibn Dhiaf, et qui avait pour nom Abdesselem Gadhoum ben Mohamed ben M’rad (Ithaf ahl ezzamen, Tunis, librairie historique, publié par le secrétariat d’Etat aux affaires culturelles, 1964, tome 8, p.156-157, n°382).

Après des études primaires à Thala, Habib El Mekki poursuit ses études secondaires en tant qu’interne au lycée Carnot (lycée français) à Tunis (avec son cousin), où il a obtenu son baccalauréat. Cela ne l’a pas empêché d’étudier les cours d’arabe au collège Sadiki, chose qui l’a aidé dans ses discours militants. Il étudie ensuite à l’Institut des Hautes Etudes (ancêtre de la faculté de droit) à la rue de Rome à Tunis et duquel sont issus plusieurs vieux avocats (dont feu maître Abderrahmane Hila). A cette époque, les études de droit se faisaient en deux ans, il n’y avait pas de faculté de droit à l’époque (qui n’a été créée qu’en 1960).

Habib El Mekki commence à travailler à la Caisse foncière à Tunis, sollicité par Mongi Slim, ancien ministre des Affaires étrangères de Bourguiba. Il adhère à l’UGTT où il sera membre de son bureau et un des fondateurs, avec Farhat Hached, du syndicat des fonctionnaires tunisiens, rattaché à la centrale syndicale. C’est là où il a fait beaucoup de discours, grèves et manifestations de rue aux côtés des syndicalistes contre la colonisation. Il a participé également avant l’indépendance aux activités du CISL (Syndicat international). Cela lui permettait de se déplacer à l’étranger au moment même où les colonisateurs interdisaient aux Tunisiens de voyager.

Quelques années avant l’indépendance, il a failli se faire arrêter par la gendarmerie française. Il habitait La Marsa, quand un gendarme tunisien enrôlé par la France est venu dire à son frère qui était chez lui, que « la gendarmerie française va venir arrêter ton frère Habib, parce qu’on sait qu’il cache des armes ». Habib El Mekki avait effectivement un révolver. Il est aussitôt allé enterrer avec son frère l’arme en question, dès qu’il a été alerté de la menace qui pesait sur lui.

Entre 1954 et 1955, Habib El Mekki va être un des acteurs des négociations sur l’autonomie interne de la Tunisie, poussé par les évènements en cours. Appelé à former le gouvernement français en juin 1954, Pierre Mendès-France, un centriste réaliste, avait pris acte de la priorité de la question tunisienne. Il était favorable à « des réformes qui conduiront la Tunisie à l’autonomie interne », mais soucieux de sauvegarder « la présence française » et ses intérêts économiques, militaires et diplomatiques. Bourguiba, qui venait d’être transféré à Amily dans le Loiret le 16 juillet 1955, a laissé à Mendès-France l’initiative d’engager des pourparlers à Tunis et à Paris, se réservant le rôle d’ultime recours. En réalité, Mendès-France ne voulait pas négocier avec Bourguiba directement pour ne pas heurter de front les Français de Tunisie et leurs partisans au Parlement français.

Habib El Mekki M'rad, le militant de l'ombre
Quelques membres de la délégation chargée de la négociation de l’autonomie interne de la Tunisie à Paris en 1954, avec Habib El Mekki M’rad.

Ayant acquis de l’expérience dans le militantisme syndical en matière de fonction publique, on invite Habib El Mekki à participer aux négociations de l’autonomie interne, qui se sont déroulées de septembre 1954 à novembre 1955, sous le gouvernement Tahar Ben Ammar, un gouvernement désigné pour conduire la négociation. Habib El Mekki participait à ces négociations en tant que chargé de mission de Mustapha Masmoudi, et en tant qu’expert de la fonction publique. Y participent également Mongi Slim, ministre d’Etat et négociateur en chef de la délégation tunisienne, Aziz Jellouli, Mohamed Masmoudi (ministres d’Etat également), avec leurs chefs de cabinet respectifs, Ahmed Mestiri, Abderrazak Rassaâ et Béchir Ben Yahmed. Il y avait aussi dans la délégation Albert Bessis, Mahmoud Messaâdi, Hamadi Senoussi (voir Chater Kh., Tahar Ben Ammar 1889-1985, Tunis, Nirvana, 2010). Habib El Mekki a fait à ce moment, et pour la cause, comme les autres membres, beaucoup de va-et-vient entre Paris et Tunis avec les membres de la délégation. Les négociations furent difficiles et laborieuses. Elles furent handicapées par les conditions politiques de Mendès-France. La question de la reddition des Fellaghas (leur désarmement était une des conditions françaises) et les agitations en Algérie ont failli noyauter les négociations, outre que la France voulait sauvegarder les privilèges du protectorat et ne pas voir dépasser le cadre de l’autonomie interne stricto sensu. Les négociations ont été conclues par des conventions communes entre la Tunisie et la France.

Après l’indépendance, Habib El Mekki a fait toute sa carrière au Premier ministère. Il a été un des rédacteurs principaux du statut de la fonction publique de 1968. Il a beaucoup collaboré avant 1969 avec Behi Ladgham, qui était à la tête du gouvernement. Les deux hommes s’estimaient beaucoup mutuellement et entretenaient une véritable amitié. Habib El Mekki a aussi collaboré avec le premier ministre Hédi Nouira, avec lequel il entretenait également de bonnes relations. Il a terminé sa carrière au sommet de la hiérarchie administrative en tant que directeur de la fonction publique, il relevait ainsi directement du premier ministre. Il faut préciser que le titre de directeur général de la fonction publique n’existait pas à ce moment. Il a enseigné le droit de la fonction publique à la fois à l’ENA et à l’Ecole de l’aviation de Borj El Amri. Il a publié des études pointues sur la fonction publique et sur les fonctionnaires à la revue « Servir » de l’ENA et a fait plusieurs études et rapports pour le gouvernement.

Habib El Mekki M'rad, le militant de l'ombre
Habib El Mekki M’rad avec Mahmoud Messaâdi, Abdallah Farhat, Mahmoud Khiari, en décembre 1967.

On a proposé à Habib El Mekki de se faire élire à l’Assemblée constituante de 1956, mais il a refusé d’y participer. Comme il a refusé un poste d’ambassadeur et un poste de ministre. Il  disait à ses enfants : « En politique, on est une fois en haut et une fois en bas et que si j’accepte un tel emploi, je ne pourrais plus vous voir et assurer votre éducation ». Il aimait en fait la stabilité de la carrière, voire la stabilité de la vie. Il n’a jamais voulu faire de la politique au sens gouvernemental du terme. Il appréciait Bourguiba, mais se méfiait en même temps de lui. N’oublions pas que Bourguiba annonçait déjà la couleur, son autoritarisme pointait à l’horizon. Alors que Habib El Mekki était trop modeste, discret et orgueilleux pour accepter les contraintes, les affres de la politique et de ses coups bas. Même s’il a fait la politique malgré lui, indirectement, quand il a milité dans le syndicalisme à l’UGTT, instance qui luttait elle-même contre la colonisation. En fin de carrière, il a représenté le gouvernement aux travaux de l’OIT à Genève. Il a été appelé après sa retraite pour représenter le gouvernement dans l’Association internationale de la fonction publique présidée à ce moment par Alain Plantey, ancien ambassadeur français et universitaire.

Habib El Mekki M’rad est décédé à Tunis à l’âge de 80 ans le 14 juin 1994. Militant de l’ombre, il l’était surtout par tempérament. Il aurait pu jouer les premiers rôles, mais il se retenait. Ses amis étaient étonnés de le voir préférer la stabilité après l’indépendance, lui qui était « au front » au moment des hautes luttes. C’est comme si, une fois l’indépendance nationale acquise, il devait tourner la page et s’occuper d’autres choses. Son grand paradoxe était que, tout en ayant une mentalité de service public dans le sens plein et authentique du terme (serviteur de l’Etat), comme l’avait les hommes de sa génération, il n’a pas manqué de faire également la politique au sens plein du terme, dans la clandestinité, la résistance et la rue, pour se retirer ensuite, la conscience tranquille. En tout cas, sa lucidité politique dans la compréhension des événements politiques ne s’est jamais démentie. Il avait un bon flair dans la lecture des événements. Ce rigoureux grammairien est resté attaché à la poésie tant française (Hugo, Musset, Vigny) qu’arabe (Moutanabi) jusqu’à la fin de sa vie, loin des agitations politiques, avec le sentiment du devoir accompli.

 

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Hatem M'rad