Le rêve maghrébin américain

 Le rêve maghrébin américain

crédit photo :Ronen Tivony/Nur Photo/AFP


A l’image de la Californie, et notamment de San Francisco, les Etats-Unis sont une terre d’accueil sans pareil pour les Maghrébins. Là-bas, les succès sont monnaie courante et sont valorisés. Et on ne s’y sent pas Arabe, mais Américain. “En France, ‘Nord-Africain’ ou ‘Maghrébin’ signifie ‘bon à rien’. En Californie, nous ne sommes pas des Arabes mais des Californiens”


San Francisco, au bout du monde, au centre du monde. L’autre semaine, j’y flânais autour du Fairmont, le plus somptueux hôtel de la ville. J’entre dans un café du quartier et j’y commande un thé vert. Le serveur me dévisage et m’interroge en français : “Sucré ou pas ?” avec un sourire, ravi d’avoir reconnu mon accent. Non moins enchanté, je lui demande :


– “Tiens, vous êtes français ?


– Non, je suis marocain.”


Je poursuis en parlant arabe : “Vous vivez à San Francisco depuis longtemps ?” Il préfère répondre en français : “Oh, une petite dizaine d’années.”


– “Alors, c’est comment la vie en Amérique ?


– Pas mal. Très bien, je dirais.”


Entre dans le café un jeune homme d’allure maghrébine, Mehdi, un ami d’Ali, le serveur. Mehdi est tunisien. Il tient un restaurant kebab dans l’East Bay. Nous nous attablons.


– “Mais dites-moi, vous êtes nombreux les Maghrébins à San Francisco ?


– Dans la Baie, nous sommes sûrement quelques ­milliers.


– Bizarre qu’entre vous, vous parliez en français, ­jamais en arabe.


– Oh si, il nous arrive de parler arabe ou anglais, mais nous préférons le français. Trop de différences entre nos dialectes. Le français, c’est plus simple. Et en plus, c’est très chic ici. En Californie on entend des dizaines de langues. La seule qui pose son homme et traduit un raffinement, c’est le français.”


– On vous demande souvent d’où vous venez ?


Je réponds “du Maroc” et ça débouche sur ce dialogue :


– “Où c’est le Maroc ?


– En Afrique.


– Pourquoi n’êtes-vous pas Noir ?


– En Afrique du Nord, les Noirs sont assez rares.


– Tu parles l’africain ?


– Je parle français, arabe et anglais.


– Trois langues ! Vous êtes tous des génies. Les Américains ne maîtrisent aucune autre langue que l’anglais. Vous êtes trop forts.”


 


84 mosquées pour 250 000 musulmans


Le lendemain, dans une bibliothèque de la ville, est venue s’asseoir auprès de moi une jeune femme voilée. De parents marocains, née en France, où elle a grandi, elle travaille sur une thèse universitaire de chimie. Mariée à un Palestinien, elle vit depuis deux ans en Californie. Elle a déjà été approchée par un laboratoire de recherche qu’elle intégrera dès qu’elle aura obtenu son doctorat. Elle se confie :


– “Porter le hijab à Paris, c’est comme exhiber un masque de monstre. Les gens se retournent avec un regard paniqué. Ils pensent que je cache peut-être en ceinture une bombe sous ma robe. Ici, on a souffert aussi d’attentats jihadistes, mais chacun s’habille comme il veut. J’ai déjà vu des femmes travaillant dans des services de sécurité sous un hijab. Même la burka, que je déteste, passe inaperçue.


– Vous fréquentez une mosquée ?


– Rien qu’en ville, on en compte 84 pour 250 000 musulmans. La plupart asiatiques, pakistanais, indiens, ­indonésiens. Beaucoup, aussi, sont maghrébins.


– Est-ce que la communauté maghrébine d’ici a fait l’objet d’une étude ?


– Un livre vient de sortir. Le nouveau rêve américain. Du Maghreb à la Californie*, Formidable, paraît-il.”


Je me suis procuré le bouquin. Effectivement, une merveille de recherche. La jeune ethnographe Marie-Pierre Ulloa, enseignante à Stanford University, la ­deuxième meilleure université du monde, a eu la bonté de consacrer sa thèse de doctorat – cinq ans d’enquête – à la diaspora nord-africaine en Californie. D’abord lui témoigner notre gratitude pour s’être intéressée à nous avec tant d’acharnement. Elle nous apprend tout ce que nous savons sur nous et surtout ce que nous méconnaissons.


 


Des ascensions fulgurantes


Comme tous les immigrés, en arrivant à San Francisco, les Maghrébins se jettent sur le premier boulot venu. Généralement serveur ou chauffeur de taxi. Mais ici, sans tarder, on va chercher à se mettre à son compte. Shadi, venu de Nabeul, en Tunisie, débute comme chauffeur puis ouvre une petite compagnie de taxis qu’il vend pour fonder à Santa Monica, un café méditerranéen, le fast-food ZGarden. “Z” comme “zitoune”, l’olive. On trouve dans sa carte plusieurs mets libanais, mais le plus couru, c’est le couscous tunisien du vendredi midi, le “couscous day”.


On ne réussit pas seulement que dans le couscous. Elias Zerhouni, radiologue formé à la faculté de médecine d’Alger, arrive aux Etats-Unis il y a trente ans pour poursuivre ses études, avec l’intention d’y rester trois mois. Carrière fulgurante. En 1996, il est nommé directeur de recherche à la faculté de médecine de l’université Johns-Hopkins ; en 2000, il entre à l’Académie nationale des sciences. Et en 2002, Georges W. Bush le propulse à la tête de l’Institut national de la santé.


“Je ne connaissais personne, mon diplôme de médecin était algérien et j’étais musulman, raconte-t-il. La notion de réussite au mérite à l’américaine n’existe pas toujours en France. Démontrer ses compétences ne suffit pas pour être reconnu. A Paris, je ne serais jamais devenu directeur de l’Institut national de la santé.”


En France, “Nord-Africain” ou “Maghrébin” signifie “bon à rien”. En Californie, nous ne sommes pas des Arabes, mais des Californiens. Certains s’en sortent bien, d’autres moins. La différence, c’est qu’en Europe, on ne parle que des malchanceux, des quartiers sensibles, des délinquants. En Amérique, c’est le succès qui est mis en relief.


 


Représentants de la culture… française


Paradoxalement, ces Algériens, Marocains et Tunisiens ne représentent pas ici seulement leur pays. On les voit aussi comme un apport de la culture française. L’enseignement du français à distance se fait sous la houlette de quelques Franco-Algériens dans une association de l’enseignement du français. Malek Kaci, propriétaire kabyle de La Bohème, un restaurant de cuisine française, siège au comité directeur de cette association qu’animent Karima et Ouahiba. Leur rôle, selon les statuts : fournir, faciliter et promouvoir l’enseignement de la langue française ainsi que la compréhension et l’appréciation de la culture française et francophone.


L’histoire de la colonisation charge de tout son poids les inextricables rapports entre la France et le Maghreb. Le ressentiment des colonisés et la méfiance ancestrale des colonisateurs corrompent le regard et la perception entière des uns sur les autres.


Au contraire, les Américains ne savent presque rien de nous. Rares sont ceux qui ont appris que le Maroc fut le premier Etat à reconnaître l’indépendance des Etats-Unis. En tout cas, ils ne savent pas où il se situe. La Tunisie doit une mince popularité naissante à son Printemps démocratique, mais on serait bien incapable de la pointer sur la carte. Aucun contentieux historique entre ces peuples.


Les immigrants arrivent chaque jour. C’est par eux que l’Amérique a été peuplée. Ils débarquent dans cette terre inconnue qu’ils ont soif de découvrir. Ils ­entendent y vivre heureux et y parviennent. Loin d’eux le regret d’avoir quitté la France ou le Maghreb. Pas de nostalgie, pas de mal du pays. Chaque jour, ils voient débarquer de nouveaux venus et facilitent leur installation. Ils appellent leurs familles : venez partager avec nous le rêve américain ! 


* De Marie-Pierre Ulloa, CNRS Editions (juin 2019), 384 p., 25 €.

Guy Sitbon