La France qui se lève tôt

 La France qui se lève tôt

Ces travailleurs invisibles essuient les bureaux et les ordinateurs, lavent les tasses laissées par les salariés, nettoient les sanitaires. ALAIN LE BOT / PHOTONONSTOP / AFP

A trois jours du second tour de l’élection présidentielle, la candidate du Rassemblement national veut faire de la lutte contre l’immigration la pierre angulaire d’un éventuel mandat. L’occasion de lui rappeler tout ce que font ces immigrés, souvent travailleurs de l’ombre, qui font tourner le pays. Reportage.

 

Il est 5 h 15, la ville somnole encore. Pourtant quelques silhouettes pressent le pas vers la gare de cette banlieue parisienne. Le train doit passer à 5 h 18. Il ne faut pas le rater, le prochain arrivera dans trente minutes. Dix, d’après les affichages de la SNCF, mais les habitués savent que c’est faux.

“Pointer en retard, c’est mauvais pour la fiche de paie et les chefs n’aiment pas ça”, explique Saïda, qui vit en grande banlieue. Ces longs trajets en train lui compliquent la vie. Elle jongle entre différents employeurs, différentes boîtes d’intérim, pour gagner à peine le Smic à la fin du mois.

Elle nettoie le matin et le soir des bureaux à La Défense et enchaîne des heures de ménage et de repassage chez des particuliers la journée. Elle s’organise pour ne pas avoir de trous. “Le proverbe ‘le temps, c’est de l’argent’, il a été inventé pour moi”, s’esclaffe-t-elle. Ce petit bout de femme, toute en rondeurs, a le rire facile.

Sigmund Freud disait de l’humour qu’il était un processus de défense. Saïda en a fait une armure. “Je n’ai pas de diplôme. Femme de ménage, c’est le seul travail que je peux faire. J’aurais bien aimé être assistante maternelle parce que j’aime les enfants et qu’il paraît que je suis patiente avec eux, mais mon logement n’est pas adapté.”

Galériens de l’intérim

En réalité, elle vit dans un logement insalubre, victime d’un marchand de sommeil. C’est comme ça que nous nous sommes rencontrées. J’avais promis de raconter son histoire, celle de gens en situation de précarité dont les dossiers de location sont refusés par les propriétaires, les agences immobilières, les bailleurs sociaux.

Tous exigent trois fois le montant du loyer sur la fiche de paie. Même en cumulant toutes les siennes, Saïda est loin du compte. Alors par l’ami d’un ami, elle a trouvé à louer un deux-pièces humide. Une chambre pour ses trois enfants et un salon avec un canapé-lit qu’elle déplie le soir, pour elle et son mari. Ce dernier travaille au noir sur des chantiers. En ce moment, il “galère” à la maison : “L’hiver, c’est plus compliqué, il y a moins de travaux. En attendant, il a mis une annonce sur Le Bon Coin pour faire des déménagements, du petit bricolage.”

Mais cela ne suffit pas à couvrir les besoins de la famille. Alors, pour compenser, Saïda accepte tous les remplacements qu’elle peut. Mais pour elle aussi tout tourne au ralenti. Avec le télétravail généralisé, les entreprises font moins appel aux services de nettoyage.

Les responsables des sociétés d’intérim appellent d’abord leurs “chouchous”. Ce sont ses mots. Alors, tout compte : la voix enjouée qu’elle prend pour répondre à leurs appels, les petits contrats qu’elle accepte sans rechigner, les horaires décalés. Saïda a une seule peur : qu’on ne la rappelle plus.

Fraternité du RER

Finalement, le train de 5 h 18 est carrément supprimé. C’est la panique sur le quai. Pour se réchauffer du froid mordant, certains prennent d’assaut le distributeur de boissons chaudes. Le café instantané coûte 1,20 euro, soit le prix d’une baguette… Ce n’est pas à la portée de tous ceux qui patientent.

Le RER arrive enfin. Personne ne parle, certains finissent leur nuit trop courte, d’autres se laissent bercer par le ronronnement du train et la musique qui s’échappe de leur téléphone. Une femme se maquille, sa trousse sur les genoux. Si les éditorialistes qui éructent sur les plateaux de télévision prenaient les premiers trains du matin, ils verraient une France qui cohabite fraternellement : basanés, métèques, femmes en boubous, femmes voilées, jeunes en jeans… Tous respectueux de l’autre.

Par miracle, le train roule sans incident jusqu’à La Défense. Ce n’est pas toujours le cas et le soulagement se lit sur les visages.

Saïda m’attend sur le quai, de peur que je me perde au milieu des tours et que je la mette en retard. Elle n’a pas eu besoin de me l’expliquer. Elle me fait penser à mes tantes et à ma mère. Elles aussi ont beaucoup travaillé sans jamais se plaindre, femmes de ménage, aides à domicile ou dames de cantine. J’aurais tellement voulu, justement, qu’elles fassent entendre leur voix. Des Saïda, il y en a eu des milliers, petites mains invisibles ostracisées par les discours haineux.

Jamais, elle le jure, elle n’a arrêté de travailler. “Moi aussi je rêve d’une belle maison, d’une voiture neuve et de partir en vacances. Qui a envie de vivre au RSA ?” Nous rejoignons plusieurs autres femmes, qui se saluent avec chaleur. L’une a amené des dattes, une autre des clémentines. Elles partagent ce petit-déjeuner frugal en prenant des nouvelles de leurs familles respectives et s’échangent les bons tuyaux. Ce jour-là : le retour chez Lidl d’un robot-cuisine.

Les mains abîmées

Nous pénétrons ensuite dans l’un des bâtiments, du côté de Courbevoie. Saïda explique au veilleur de nuit que je viens exceptionnellement l’aider. Il n’avait même pas remarqué ma présence, femme arabe parmi d’autres femmes arabes. Invisibles.

Elle file récupérer son chariot puis, elle et son binôme, se partagent les tâches. Je propose de vider les poubelles pour les aider. Elles sont un peu gênées par ma proposition. Elles s’inquiètent que je le fasse mal.

Pour les rassurer, je leur raconte que, parfois, j’accompagnais ma mère le samedi matin pour aller plus vite. Elles ne sont pas surprises par ma confession. Les deux heures suivantes passent rapidement, le rythme est soutenu. Elles doivent essuyer chaque bureau, chaque ordinateur, laver les tasses laissées par les salariés, passer l’aspirateur, nettoyer les sanitaires…

A plusieurs reprises, Saïda me reprend : “Ma fille, tu as oublié une poubelle dans le coin.” Je n’ose pas lui dire que nous avons quasiment le même âge… Je regarde ses mains abîmées plonger dans l’eau savonneuse et en ressortir. La méprise vient de là : mes mains sont celles d’une privilégiée.

Il est 8 h 30 quand elles se retrouvent pour boire un café au Mc Do près de l’Arche. Elles s’éparpillent ensuite chacune chez des particuliers à 13 euros de l’heure, au noir. L’enjeu pour elles est de trouver des employeurs qui les emploient 3 ou 4 heures. “C’est fini ce temps-là. Avant à Neuilly, c’était le minimum maintenant, c’est plutôt deux heures.”

Je n’ai pas choisi par hasard de suivre une femme de ménage. C’est le métier auquel on me destinait quand j’étais enfant. Je me souviendrai toujours de cette remarque d’une dame du quartier à ma mère : “Vous savez on aura toujours besoin de femmes de ménage en France.”

En une phrase, elle avait scellé mon destin. Elle m’a servi d’aiguillon pour échapper à cette fatalité…

 

Nadia Hathroubi-Safsaf, rédactrice en chef du Courrier de l'Atlas

Nadia Hathroubi-Safsaf

Rédactrice en chef du mensuel en kiosque, Le Courrier de l'Atlas