Monique Chemillier-Gendreau : « l’Etat moderne est réducteur de la pluralité en son sein »

 Monique Chemillier-Gendreau : « l’Etat moderne est réducteur de la pluralité en son sein »


Dans son livre, « Régression de la démocratie et déchaînement de la violence », Monique Chemillier-Gendreau, spécialiste du droit international et de la théorie de l’Etat, analyse et dissèque la notion de la démocratie, sous le prisme de l’histoire et du droit. Dans un échange réalisé sous la direction de l’anthropologue Régis Meyran, celle qui a notamment plaidé devant la Cour internationale de justice de l’ONU et de La Haye, revient également sur les idéologies qui ont donné naissance à l’idée même de la démocratie, afin de repenser ses fondements. 


« On a perdu l’esprit de la démocratie en perdant de vue l’idée même de la pluralité ». Monique Chemillier-Gendreau, professeure émérite de droit public et de sciences politiques, dénonce, tout au long de son ouvrage, le non-respect de la pluralité dans les sociétés, quand bien même elles auraient l’aspect de démocraties et se proclameraient en tant que telles.


L’auteure soutient la thèse selon laquelle si une société est fondée sur un pacte identitaire, qu’il soit ethnique, religieux, linguistique ou culturel, il y a nécessairement fracture et donc violence, entre celles et ceux qui revendiquent cette identité, et les autres qui n’en sont pas. La régression de la démocratie et le déchaînement de la violence, sont donc, pour elle, intrinsèquement liés.


La souveraineté des Etats, principal obstacle à la démocratie


Pour Monique Chemillier-Gendreau, la garantie de la démocratie passe forcément par la prise en compte du multiple, de la diversité du groupe que constitue une société. Selon elle, l’identité humaine prime sur l’identité nationale, des frontières et des Etats, qui devrait passer au second plan.


En effet, elle souligne que l’identité nationale découle du caractère aléatoire et arbitraire de la manière dont les Etats se sont édifiés. Pour s’expliquer, elle revient sur le contexte historique de l’émergence du concept d’Etat en Europe, apparu dans la seconde moitié du Moyen Âge, et montre qu’il a toujours refusé, de par sa nature, la pluralité des individus, qui devraient pourtant être reconnus et respectés comme tels.


Selon la professeure, l’Etat s’est, depuis sa création, attribué un ensemble de droits qui lui accorde ainsi « le monopole de la violence légitime » : droit de faire la guerre, de déployer la police, lever des impôts, attribuer la nationalité, etc.


Les citoyen.ne.s sont contraint.e.s de se reconnaître dans le « Un » de l’Etat, et pour Monique Chemillier-Gendreau, cette souveraineté est « incompatible avec la nature plurielle de la démocratie », et affirme que « quand on réduit les identités multiples pour former un peuple unique, dominé par un seul chef, on n'obtient ni la démocratie, ni la paix ».


Une démocratie procédurale


La juriste souligne, par ailleurs, que l’esprit de la démocratie s’est noyé dans les procédures. Elle affirme que le droit traite bien de la violence, mais qu’il n’y a pas de doctrine à ce sujet pour résoudre la question des causes de la violence.


Pour Monique Chemillier-Gendreau, la loi est « l'expression de la confiscation du pouvoir par ceux qui gouvernent, plutôt que comme point d'équilibre atteint suite à la confrontation entre tous ». Le droit tel qu’il est produit, favorise, pour elle, l’exclusion de certain.e.s face au poids de l’identité nationale, et élargit, de ce fait, le champ de la violence prétendument légitime en faveur du pouvoir et contre les peuples, et engendre en réaction, des poussées de violences décrétées comme illégitimes.


Pour elle, le droit ne dispense ni d'exercer sa pensée critique, ni de militer. Elle souligne également qu’une société juste et adéquate passe forcément par la conflictualité, bouleversant ainsi l’idée d’une paix nécessaire.


« La démocratie est le droit aux droits »


Dans son ouvrage, Monique Chemillier-Gendreau explique ce que sont réellement les droits de l'homme. Pour elle, les droits de l’être humain sont des dûs conquis par le peuple, non quelque chose octroyé par le pouvoir : « la démocratie est le droit aux droits, la possibilité de déborder des droits existant vers d'autres droits ».


L’auteure montre que le curseur s’est donc déplacé entre la conception révolutionnaire d’origine, avec celle d’aujourd’hui depuis l’inscription de ces droits dans le texte de 1789, puis dans la Constitution américaine, et enfin au sein de la déclaration universelle.


Pour elle, cette différence est capitale : ce sont les citoyen.ne.s qui doivent se regrouper et déclarer leurs droits, notamment dans le cadre d’assemblées citoyennes, plutôt que de les recevoir par le pouvoir, qui les réduit ainsi au statut de sujet plutôt que de citoyen.ne.s libre. 


Pour un droit commun international


Pour Monique Chemillier-Gendreau,  la société mondiale actuelle est une société interétatique et non une « communauté internationale ». Elle a notamment fait référence à la Tunisie, en tant que pays d’où est venu le projet d’une Cour constitutionnelle internationale, et qui aurait été un bel exemple d’une institution véritablement libératrice : « Les Tunisiens ont depuis longtemps une culture politique et un idéal de démocratie ».


Pour la juriste, « la meilleure protection ne peut venir que d'un droit international renforcé ayant autorité sur les souverainetés », et la résistance à l’hégémonie de l’Etat sur le plan national n’est pas suffisante.


Elle souligne que l’ONU a échoué politiquement en se montrant incapable de contrôler et d’enrayer les crises internationales, et qu’il faudrait donc concevoir un paradigme nouveau de droit international, qui accorderait plus de pouvoir aux forums mondiaux et aux ONG internationales.


Elle évoque même la création d’une Assemblée mondiale représentant aussi bien les Etats que les peuples, et en respectant une égalité hommes/femmes.


Cet idéal d’organisation mondiale amènerait désarmement et paix, protection de l’environnement, justice sociale, éducation et culture, représenterait le monde entier, et ne serait pas dirigée par un cercle restreint de nations (comme le Conseil de Sécurité de l’ONU aujourd’hui). Enfin, elle aurait le pouvoir de contrer la violence du capitalisme mondialisé.

Malika El Kettani