Emel Mathlouti : « Les mots peuvent avoir beaucoup d’audace »

 Emel Mathlouti : « Les mots peuvent avoir beaucoup d’audace »

Crédit photo : Julien Bourgeois


Elle a été l’une des voix majeures de la Révolution tunisienne en 2011. Son deuxième album, “Ensen”, sublime la mélancolie en frottant le chaud des percussions nord-africaines au froid de l’électro-nordique. Beau, sombre, élégant. 


Pourquoi avoir conçu votre album entre New York, la Tunisie, l’Islande, la Suède, la France ?


Curieuse, j’ai besoin d’ouverture et de ­liberté. Je suis allée chercher en Suède et en ­Islande des musiciens portant un regard détaché sur la personne que je suis et le pays d’où je viens. Puis j’ai travaillé avec mon fidèle ami Amine Metani, Tunisien comme moi, mais issu d’une génération bercée par le métal, l’électro, le trip-hop. J’aime ce recul par rapport à ses propres origines. Il est ­selon moi nécessaire pour pouvoir être un “musicien du monde”. Mon héritage culturel est présent de ­manière plus réfléchie, plus profonde, ­au-delà des clichés, de l’exotisme musical.


 


Quels étaient vos enjeux esthétiques ?


Faire un album très créatif, qui dépasse les frontières du genre et puisse se défendre sur la scène internationale comme une œuvre de texture sonore à part entière. J’ai puisé dans l’acoustique des instruments nord-africains, utilisant ce côté organique pour créer ensuite de l’électronique. J’ai enregistré beaucoup de per­cussions tunisiennes. J’aime leur aspect tribal. Il y a aussi une quête d’identité. Pour moi, ça ne veut rien dire “être Tunisienne”. J’ai trouvé un sens à mes questionnements à travers la musique folklorique, populaire : ces orchestres de percussions, de cornemuses, qui vous prennent aux tripes. Cette musique est connotée à la déchéance, car il y a une grande liberté dans les thèmes qu’elle aborde (l’alcool par exemple), mais elle définit parfaitement le son tunisien.


 


Vos textes sont mélancoliques, vos morceaux atmosphériques…


Oui, même si avec Ensen (“Humain”) je montre les contrastes de l’être : pureté et déchéance, force et faiblesse. Il n’est pas seulement violence, haine ; il est capable de belles choses : l’art, l’amour, la compassion, la solidarité. Le titre Kaddesh (“Combien”) expose les turpitudes du monde, en hommage à la Syrie, à la Palestine, aux exilés, aux femmes. Quant à Thamlaton, il évoque un état d’ivresse et cristallise ma poésie, détachée des exigences formelles ou signifiantes. J’utilise des images complexes comme dans un rêve mouvementé. La poésie arabe moderne n’a pas encore acquis assez de liberté, alors que les mots peuvent avoir beaucoup d’audace et s’exprimer entre eux sans connexions linguistiques évidentes. Je suis très cinéphile, donc ma musique a un aspect cinématique, une influence un peu épique.


 


Vous souhaitez ne pas être réduite au statut d’artiste engagée…


Mon premier album, né d’une situation particulière, était assez politique, mais je ne suis pas obligée de poursuivre dans ce registre. Je vis des choses différentes, je mûris, j’ai mon propre langage artistique. Je veux être reconnue en tant que poétesse, créatrice, productrice de musique… J’ai l’impression que ça passe à la trappe et je trouve ça injuste. Comme si les artistes occidentaux pouvaient tout se permettre, alors que nous, on doit représenter une cause politique, ethnique, exotique… On nous met un costume. C’est de l’inégalité artistique !


 


Ensen, Emel Mathlouti, Partisan Records, 14€

La rédaction du Courrier de l'Atlas