Ennahdha est politiquement contournable

 Ennahdha est politiquement contournable

Le chef du parti islamiste tunisien Ennahdha


Ennahdha est politiquement et mathématiquement contournable à l’échelle parlementaire. Il aurait été possible dans ce dernier remaniement de constituer une coalition gouvernementale sans elle, quoiqu’il ait fallu en payer aussi le prix. Mais l’argument de la paix civile, comme l’ambition de Chahed jouaient nettement en faveur d’une coalition laïco-islamiste au sein du gouvernement. 


Ennahdha est une force politique incontestable dans le paysage politique tunisien post-révolutionnaire. Elle a gouverné en 2011 à l’assemblée constituante, elle a perdu en 2014 les législatives, mais son influence est sauve dans les hautes sphères de l’Etat, dans les institutions et dans la société. L’hégémonie politique d’Ennahdha fait aussi partie de ces mythes postrévolutionnaires, bien ancrés dans l’imaginaire collectif des Tunisiens. Un mythe entretenu sans doute par ses résultats électoraux, malgré sa défaite en 2014, par sa discipline militante, par la structuration et l’implantation du mouvement sur tout le pays, par ses référents sacrés, par sa tutelle sur les mosquées, associations islamiques, jardins d’enfants et écoles coraniques, par l’omniprésence des femmes voilées et des barbus dans le quotidien (que l’opinion rapporte à Ennahdha), par l’argent qu’elle déverse, enfin par son réseau sécuritaire l’identifiant à une sorte d’Etat dans l’Etat. Ennahdha entretient ce mythe par ses menaces directes ou voilées tant à l’endroit des autres partis politiques que, parfois, à l’endroit de l’opinion moderniste. Elle est influente par ce qu’elle peut obtenir en échange de ses menaces, au pouvoir comme dans la société.


Mais, la force politique est une chose, le mythe en est une autre. La symbolique n’est pas un critère suffisant de mesure politique. Ennahdha est une force politique parmi d’autres dans la sphère politique, institutionnelle, syndicale et civile. Ses concurrents politiques immédiats ne sont pas totalement démunis, ni d’ailleurs les forces sociales, électeurs compris. Lorsqu’une influence est exagérée, elle devient mythique. Le mythe n’est-il pas défini comme « une construction imaginaire qui se veut explicative de phénomènes cosmiques ou sociaux» ? Mais, il est aussi « un récit légendaire faisant partie d’un système poétique ou religieux » (Larousse). Et c’est le cas ici. Un mythe qui s’explique aussi en partie par l’inexistence d’un duel parti laïc fort contre parti islamiste fort (comme en 2014 avec Nida) et par l’émiettement des partis progressistes et modernistes, dont l’électorat total est pourtant deux fois supérieur à celui d’Ennahdha (Ennahdha ne représente grosso modo que le tiers de l’électorat).


La science politique, en tant que science sociale ou savoir pratique, tient compte de la réalité des faits, pas des images agrandies par la population, jusqu’à devenir mythiques, voire irréelles. Cette science travaille sur les notions d’influence et de pouvoir, pas sur des visions souhaitables ou des déductions hypothétiques. La question qui se pose aujourd’hui est plutôt de savoir si Ennahdha, à travers sa représentativité politique et parlementaire, sa force réelle dans le pays, est contournable ou pas dans l’échiquier politique ou dans la constitution d’une majorité gouvernementale? Savoir aussi si Ennahdha n’est pas une fatalité dans le gouvernement du pays à la suite de la déliquescence de Nida Tounès et de la perte d’influence politique de son leader Essebsi ?


Aujourd’hui, le gouvernement Chahed est bien remanié, certes. Mais, une certitude doit être relevée: Ennahdha est bien contournable politiquement et mathématiquement, si on comptabilise les sièges parlementaires des différents partis, si on totalise l’ensemble des forces modernistes et progressistes du parlement ou les plus représentatifs d’entre eux, du moins dans la distribution des groupes parlementaires d’aujourd’hui (dernière répartition du 25 octobre 2018). Surtout, si on tient compte de la dissolution récente de la coalition de base Nida-Ennahdha, pouvant accréditer l’idée d’un relatif isolement d’Ennahdha.


Ennahdha dispose comme toujours de 68 députés. Face à elle, les forces progressistes, libérales et modernistes disposent de 149députés (sur un total de 217 députés). Pour plus de réalisme, si on enlève Al-Jibha (15 députés), réfractaire à toute sorte de partenariat, on retrouve une majorité de 134 députés (7 députés compris de Afek, qui n’ont pas de groupe parlementaire et qui ont quitté la coalition gouvernementale, officiellement à cause des islamistes). Or, cette majorité numérique hypothétique, mais réalisable, contre Ennahdha est variable et multiple selon les solidarités et les rapprochements entre partis modernistes et progressistes. Elle va de la plus probable, et la plus restreinte, qui représente 104 députés (Coalition nationale, Al-Horra et Nida), manquant juste quelques députés pour avoir la majorité absolue (109 députés), nécessaire au vote de confiance au parlement, à la moins probable réunissant toutes les forces progressistes et laïques sans exception (149 députés), en passant par la possibilité pour la première hypothèse restrictive d’adjoindre les députés de Afek Tounès (7 députés hors-blocs) ou d’autres députés, permettant en ce cas à l’alliance d’obtenir la majorité absolue.


On peut penser qu’une alliance gouvernementale entre les trois forces centristes (coalition nationale, Al-Horra, Nida) pourrait profiter du désarroi de Nida et de sa marginalisation sur la scène politique. Nida est en effet aux abois, il cherche un pied à terre dans un gouvernement quelconque, pour achever le mandat parlementaire tout en préservant sa symbolique majoritaire, du moins dans la perspective électorale. L’idée que Nida soit exclu du pouvoir est, à elle seule, pour ce parti un échec politique cuisant. De fait, il est relégué désormais à l’opposition après son exclusion effective comme partenaire de la coalition au dernier remaniement. Si Ennahdha avait réappelé Nida pour le rejoindre de nouveau, chose plutôt improbable, gageons que ce dernier aurait sauté sur l’occasion par désespoir de cause et pour exclure ses concurrents directs. Mais, pour Ennahdha, Nida et ses dirigeants n’ont pas d’avenir politique. C’est une considération objective pour eux. Visiblement, pour le chef du gouvernement aussi.


Le risque de l’hypothèse de la jonction de Nida au gouvernement et à l’alliance contre Ennahdha pour Youssef Chahed et son groupe de soutien, c’est que si le chef du gouvernement avait accepté la coalition idéologique autour principalement des trois forces centristes, proposée par Nida, il serait allé à sa perte. Nida pourrait « légitimement » se considérer comme le leader numérique, politique et symbolique de l’alliance, notamment avec ses 51 députés (les autres en ont beaucoup moins) et poser des conditions pouvant paraître inacceptables pour le groupe de Chahed, résolu à gouverner jusqu’en 2019. Outre que Nida reste électoralement et symboliquement le parti vainqueur des élections législatives de 2014. Chose pouvant gêner l’alliance laïque. Nida pourrait chercher à absorber le groupe de Chahed en gardant la possibilité de claquer la porte à tout moment pour mettre en péril la coalition, si Chahed n’obtempère pas à ses désirs.


Mais au vu de la lutte qui s’est instaurée pour le pouvoir au sein des partis au pouvoir et de l’animosité qui en est découlée entre les dirigeants (BCE-HCE-Chahed-Ghannouchi), il était peu probable que cette solution pût être envisagée, comme le confirme d’ailleurs le dernier remaniement. Même si cette solution a l’avantage de rassurer une opinion réfractaire aux partenariats laïco-islamistes et favorable à toute coalition de type moderniste. Ennahdha est devenue gourmande, arrogante et menaçante, « sûre d’elle-même et dominatrice », comme aurait dit De Gaulle. Elle ne connait plus ses forces réelles, ni ses limites, ni même les véritables rapports de force du jour. Ghannouchi disait récemment à l’adresse de Nida, « Ceux qui peuvent former un gouvernement sans Ennahdha, qu’ils le fassent ». Une menace à peine voilée.


Le seul argument en faveur d’une alliance, non pas laïco-laïque, mais laïco-islamiste reste la paix civile (sous la menace ou pas d’Ennahdha). Une alliance entre laïcs, sans les islamistes, ne résout pas en effet le problème de la paix civile en période de transition, égrène lourdement le consensus général dans le pays et alourdit l’atmosphère politique. Ennahdha se sentant exclue des grands compromis, ne serait plus portée à la modération, même de façade, et n’aurait aucune peine à recourir à des moyens peu catholiques. Elle reviendrait à ses pratiques de l’ère « troïka ». Youssef Chahed, qui compte gouverner et assumer les premiers rôles, avec une coalition solide et élargie, ne peut être insensible à cet argument. Et il l’a compris dans son dernier remaniement tendant à la fois à exclure Nida, même si « les hommes du président » sont toujours là, qu’à renforcer relativement sa position personnelle en intégrant, outre Ennahdha, Machrou, les destouro-rcdistes, Afek (indirectement), Al-Massar et la société civile, et même quelques nidéistes dissidents.


Il reste qu’il ne faut pas se tromper d’analyse. Ennahdha est politiquement et mathématiquement contournable à l’échelle parlementaire. Il aurait été possible de constituer une coalition gouvernementale sans elle, quoiqu’il ait fallu en payer aussi le prix. Mais l’argument de la paix civile, comme l’ambition de Chahed jouent en faveur d’une coalition laïco-islamiste-bis au sein du gouvernement.

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