Point de vue – Tunisie. Foi et désenchantement

 Point de vue – Tunisie. Foi et désenchantement

Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / NurPhoto via AFP

La Tunisie vit aujourd’hui une ère où la foi d’un homme rejoint paradoxalement le désenchantement de tous, après une brève euphorie. 

 

Normalement la foi, religieuse, prophétique ou séculière, dispose d’une force d’entrainement, inspire la passion de croire, l’enthousiasme, l’optimisme (béat), voire l’adulation, et du coup, ne manque pas d’influencer ou de manipuler les foules, et même parfois les élites. Dans la féodalité en Occident, comme en islam post-prophétique, les monarques et les califes tenaient dur comme fer à gouverner par la foi, ne serait-ce que pour faire admettre leurs volontés à leurs peuples analphabètes ou illettrés. La foi leur confère une empreinte miraculeuse, en attendant que l’œuvre de la raison fasse son effet. Les fascistes dans l’entre-deux-guerres ont suscité la foi dans le nouveau dogme racial et « nationaliste ». Foi et populisme allaient de pair. Durant les siècles d’autocratie arabe, les zaïms ont souvent été prompts à s’envelopper d’une aura sacrée, quasi-prophétique, même s’ils n’avaient pas tous les moyens de le faire. Certains dirigeants charismatiques sont parvenus après l’indépendance, à susciter la foi autour de leur personne, notamment en vue du renouveau national et étatique, d’autres, plus récents et plus nombreux, ne parviennent à illuminer que le vide qui les entoure.

 

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Comment faire accepter l’inacceptable autrement que par la foi politique. Même les militaires ou les profanes politiques, parvenus illégalement au pouvoir, ont retenu la leçon. La foi est souvent un complément opportun de la brutalité. « Dieu n’est pas mort, il fait de la politique », disait le sociologue Philippe Portier. Et il le fait terriblement mal.

On le sait, tout dévouement à une cause ou à un idéal plonge ses racines dans une foi religieuse. Le déclin de la foi risque en effet de conduire à la disparition de toute cause, de tout idéal, de toute action politique, même issue de la violence. Les islamistes en ont fait une ligne de conduite. La foi consiste alors ou à remplir un vide spirituel absolu ou à créer une renaissance politique ou « théologique » autour d’un nouveau dogme ou d’un homme. Toutes les décisions d’un homme, d’un parti, d’une majorité seront revêtues du sceau de la foi. Même dans les démocraties occidentales modernes, les dirigeants ne sont pas insensibles au mode de gouvernement par la foi. Lorsqu’il ne brandissait pas la Bible dans ses discours, ne dépassant jamais l’approche sloganesque, Trump pouvait incarner une nouvelle foi autour de sa réussite financière personnelle et autour de sa marque de fabrique « Make America Great Again », slogan repris à Reagan, lui-même, héros de la foi néo-libérale et anti-soviétique. En Algérie, le pouvoir politique joue souvent le soufisme populaire contre le radicalisme islamique. Foi contre foi.

 

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Dans tous les cas, c’est comme si la foi se politisait et la politique se spiritualisait. Aux Etats-Unis comme en Arabie Saoudite, on n’a aucun mal à passer de la foi à la politique, et inversement, sans scrupule, tant que l’amalgame est porteur. La philosophie s’accorde avec la révélation. Léo Strauss avait raison, lorsqu’il considérait que dans la lutte séculaire entre philosophie et théologie, aucune n’a réussi à réfuter totalement l’autre. Même si le monde occidental vit « le désenchantement », à en croire Weber, un monde qui ne veut pas abdiquer l’intelligence, la modernité, la science, la rationalité à la révélation et à la métaphysique. La pensée moderne est désenchantée, elle « est de ce monde », dans son historicité, en dépit de la foi circonstancielle.

Justement, foi d’un homme illuminé et désenchantement d’une population, c’est ce qui caractérise le paradoxe de la Tunisie du jour. Le président tunisien est un homme de foi dans tous les sens du terme : croyant, conservateur, illuminé et dogmatique. Sa loi c’est la foi, et sa foi c’est la loi, la sienne, à l’exclusion de celle de tous les autres. Il rejetait le système de la transition avant son élection, il le rejetait après son élection, il le rejette encore plus fortement après son coup d’Etat. Foi en l’islam, foi dans l’anti-islamisme, foi en la pureté coexistent. En face de lui, on trouve un peuple désenchanté lui-même de la transition chaotique et de ses hommes. Un peuple qui traîne encore ce désenchantement de la transition après ses désillusions de la nouvelle ère brutale saiedienne, même s’il rejoint la persécution anti-islamiste du locataire-propriétaire de Carthage. « Au moins il nous a débarrassé du fléau islamiste », disent les crédules. Un peuple léthargique, apathique, irrésolu face au spectacle dégradant de l’arbitraire dans toute sa splendeur, de l’exceptionnalité durable et de l’indignité illibérale.

 

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Comment un peuple peut-il se délecter de son échec ou accepter volontairement de reculer après une avancée historique mémorable qui lui a rendu sa dignité après des siècles d’humiliation? Le peuple allemand se mord encore les doigts sur sa passivité historique fatale face à Hitler, qu’il a envoyé lui-même au pouvoir tout en s’envoyant à l’enfer. Comment la foi d’un homme illuminé peut-elle à ce point avoir raison de l’intelligence de tout un peuple ? Comment un homme peut-il tromper aussi facilement un peuple sur la base d’un discours aussi puéril ? Comment la « sous-foi » d’un peuple et la « sur-foi » d’un homme au pouvoir peuvent-elles coexister tout en se rejoignant ? Une sous-foi populaire désireuse de sur-foi d’un pouvoir qui sache faire la chasse aux sorcières, mais aussi une sur-foi d’un homme en quête à son tour de la sous-foi du peuple.

Ce faisant, les Tunisiens ont du mal à admettre qu’ils sont sortis de l’ère agrégative et coopérative de la politique. Ils ne sont plus dans la sphère de ce qu’Aristote appelle « amitié » et Bertrand de Jouvenel « politique pure ». Ils sont revenus, non sans enthousiasme, à l’ère des désagrégations, impures et impolitiques, où non seulement le pouvoir est l’ennemi du peuple, mais où l’homme est l’ennemi de l’homme. En somme, l’ère insécurisée des brutes.

 

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Hatem M'rad