Point de vue – Tunisie. Du jamais vu

 Point de vue – Tunisie. Du jamais vu

Le président Saïed lors de l’une de ses innombrables ballades dans la Médina de Tunis

La Tunisie vit une singularité historique. Le mal et les échecs liés à l’autoritarisme et à l’égo d’un homme irradient tous les secteurs de la société sans exception, sans qu’il y ait le moindre remède quelconque, sans issue.

 

De toute ma vie, je n’ai jamais vu la situation et le statut de la Tunisie aussi détestables, aussi dégradants qu’ils le sont aujourd’hui. J’ai vécu sous Bourguiba, sous Ben Ali, sous la troïka, sous Béji jusqu’au pouvoir du jour. Généralement, lorsqu’il y avait quelque chose ou un secteur qui ne marchait pas dans ces différents régimes antérieurs, il était aussitôt compensé par le bon fonctionnement d’un autre secteur. L’autoritarisme capricieux de Bourguiba était compensé par le grand sens des réformes (jusqu’à sa maladie du moins), par la lucidité de la diplomatie, par la douceur et la joie de vivre des Tunisiens; la dictature policière de Ben Ali avait en face la croissance et la stabilité économique et sociale, même de façade (en dépit de la corruption); sous la troïka, l’intolérance et la violence islamiste pouvaient être contrebalancées par la liberté d’expression, le pluralisme naissant (aussi chaotique) et l’action formidable de la société civile; sous Essebsi, on avait malgré la coalition avec les islamistes, l’instabilité politique et parlementaire, le maintien de la corruption et les délires de son fils, un Etat de droit légitime et un dialogue élargi. Et ce n’est pas un hasard si Essebsi a quitté le pouvoir glorifié par des funérailles nationales, et avait l’estime même de ses adversaires les plus résolus.

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Mais jamais je n’ai vu un État quasi failli aussi déplorable, aussi fermé, aussi intolérant, aussi malade, aussi haineux que celui d’aujourd’hui, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Aucun élément positif palpable à relever, tous les éléments, tous les secteurs sont dans un état léthargique avancé : le constitutionnel, le politique, l’économique, le social et le diplomatique. Une des caractéristiques de ce système, c’est lorsqu’un secteur tombe en léthargie, il entraine aussitôt sous son sillage la décrépitude d’un autre secteur, puis des autres secteurs. Un véritable effet domino s’y manifeste. Cela nous rappelle la dynamique des mobilisations multisectorielles entrevue par le sociologue Michel Dobry, mais c’était chez lui, pour diagnostiquer l’effet des mobilisations multiples (grèves, barrages, sit-ins), secteur après secteur, durant les transitions. Mais formellement, la transition est derrière nous aujourd’hui. Elle est remplacée par un super-président jouant les super-héros, détenant tous les leviers de l’Etat, et où normalement les enchaînements de crises sectorielles ne devraient pas le concerner. Et pourtant aujourd’hui encore, on peut faire le même constat. Sous Saïed encore, une crise sectorielle devient aussitôt une crise pluri ou multisectorielle. Une institution touchée contamine viscéralement les autres institutions. Le coup d’Etat présidentiel du 25 juillet a dévalorisé la fonction présidentielle, en dépit du présidentialisme sur-décisionnel de substitut. L’abolition du Parlement, démocratiquement élu, malgré ses abus manifestes, a mis fin à la légitimité parlementaire qui, elle-même a rendu le gouvernement aussi faible politiquement que peu efficace, en dénaturant son action. La persécution de certains juges présumés corrompus a fini par être une chasse aux sorcières de tout le corps judiciaire, ce qui a déteint sur toute l’institution judiciaire et sur le sentiment de justice chez les justiciables. Les membres de l’opposition, les militants, les journalistes, les écrivains, les poètes, et même les caricaturistes, sont pourchassés comme des malpropres, lorsqu’ils ne sont pas jetés en prison sans fondement, sans preuves. Le débat public et démocratique est en train de rendre l’âme. Les pénuries des matières de base se suivent et se ressemblent. La rareté des produits de première nécessité se généralise. Tout cela au nom de la lutte contre la corruption, devenue l’instrument de la propagande populiste et dont visiblement le président et son entourage n’ont pas les moyens de leur traitement à la source. Mais sait-on que la corruption la plus vivace se trouve par essence dans les dictatures et non dans les démocraties ? Pourquoi ? Parce que dans les dictatures, la fermeture du système donne de l’importance aux petits agents qui tentent, par leur proximité du système, de monnayer leurs services, de leurs propres initiatives, en proposant leur aide aux victimes du système, à l’insu même du pouvoir. C’était la caractéristique majeure du règne de Ben Ali. L’histoire se répète, avec la différence que la vertu règne aujourd’hui sans vertu.

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Saied a tout ravagé, institutions, groupes et société en ramenant tout à lui sans en avoir les moyens, sans être entouré d’une élite compétente. L’effet domino des faillites et échecs a touché en dernier lieu le peuple « souverain ». Victime de son aveuglement, de son adhésion instinctive et irréfléchie, le peuple a aussi cessé d’exister, errant sans conscience ni morale. Les Tunisiens sont-ils les maîtres de leur pays, comme ils l’étaient après la révolution, ou sont-ils plutôt livrés aux caprices d’un homme ? Faut-il réhabiliter le slogan du mouvement Occupy Wall Street d’il y a quelques années : « We are the 99% », entendez contre le 1% ?

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Hatem M'rad