Point de vue – Tunisie. La future « Charte octroyée »

 Point de vue – Tunisie. La future « Charte octroyée »

Les Chartes constitutionnelles françaises de 1814 et 1830. Wikimedia Commons

La Tunisie aura dans quelques mois moins une Constitution de type libéral qu’une « charte octroyée », comme à l’époque des monarchies du XVIIIe et XIXe siècles en Europe.

 

La Tunisie a failli avoir sa « charte octroyée », de type monarchique, en 1956-1959, du moins formellement, elle va l’avoir très probablement en 2022, du moins par le procédé suivi et l’entêtement des concepteurs. L’histoire est espiègle, elle aime les va-et-vient entre le passé et le présent.

Qu’est-ce qu’une « charte octroyée » ? Au temps de la monarchie et de l’ancien droit, il s’agit d’un acte, un droit accordé unilatéralement, comme un don, un privilège, ou une faveur, souvent avec une certaine condescendance, par un simple particulier, le roi, à ses sujets. Le roi s’accorde en fait à lui-même et d’autorité un droit ou un privilège, en le faisant passer pour un droit consenti à tous ses sujets, tout son peuple. On est loin des Constitutions d’aujourd’hui qui résultent d’un contrat ou d’une transaction entre le souverain et la nation, représentée par des constituants élus ou ratifiant elle-même après coup une Constitution élaborée par une commission désignée à cet effet.

Il est vrai que si la Charte de 1814 en France était octroyée unilatéralement par le roi, la Charte de 1830 en France diffère d’elle. Celle-ci résultait plutôt d’un contrat entre le roi qui l’a acceptée et la nation représentée par les chambres qui l’ont votée, un peu comme les chartes « libérales » anglaises fondatrices de droits et de libertés. Dans ces derniers cas, il s’agissait de Chartes octroyées par le roi certes, mais mises en œuvre sous la pression des Parlements anglais, des nobles et du clergé. Pire encore, la Charte octroyée française de 1814 a été entre autres imposée en vue de rétablir l’ancienne Constitution du royaume, même si elle a fait quelques concessions à contrecœur en faveur des libéraux, pourtant dominants à l’époque.

C’est vers cette dernière conception autoritaire que s’achemine la nouvelle « Charte octroyée » tunisienne. Non seulement, on voudrait rétablir la Constitution de 1959, comme le disait Kais Saied, il y a déjà quelques mois, mais on voudrait aussi combiner la Constitution de 1959 en ce qu’elle a de décisif sur le plan de l’autorité, avec la Constitution de 2014, en ce qu’elle a de « révolutionnaire » et de démocratique.

Il s’agit d’une « Charte octroyée » qui sortira, comme un tour de prestidigitation, directement de la poche de Kais Saied ou de Sadok Belaid. Ce dernier, qui se concertait déjà à l’époque avec Saied, avait lui-même sa propre Constitution dans sa poche depuis 2011, à ses dires. Ce qui est certain, c’est que cette « Charte octroyée », même adoptée ultérieurement par une partie du peuple ou par quelques farouches partisans, sera non contractuelle dans sa forme et dans sa conception. Ecrite en secret, contrairement aux autres projets de Constitution, publiées d’ordinaire par leurs concepteurs, elle est déjà fin prête depuis quelques mois. Le dialogue sera alors engagé juste sur les choses « superflues », comme les questions économiques et sociales, n’engageant pas les questions essentielles comme la nature du régime politique ou les principes politiques et constitutionnels fondamentaux.

On a assassiné une Constitution démocratique faite par plusieurs sur une base légitime (celle de 2014 l’était, quels que soient ses vices théoriques et pratiques, toujours remédiables) pour nous proposer une autre Constitution aventureuse, issue d’un coup de force et d’un état d’exception aussi despotiques qu’inconstitutionnels l’un que l’autre. Une Constitution censée être, même par l’exclusion, miraculeusement plus « sage » que la précédente. En fait, cette « Charte », on va chercher à la faire « avaliser » et non à la faire « adopter » par des électeurs, après un court dialogue imaginaire. Constitution plébiscitaire, Constitution aussi du ressentiment, et donc qui ne saurait être « sage ». Les uns se vengent des islamistes, les autres n’oublient pas d’avoir été exclus de certains rôles de premier plan en 2011. Tout cela n’est pas autre chose qu’un « raisonnement par l’absurde ». Sortir du droit (objectivé) pour créer par la force et le « viol » du droit un autre droit (subjectivé).

Mieux encore, ceux qui veulent imiter le coup de force constitutionnel de Bourguiba de l’autre 25 juillet (1957), devraient s’en démordre aussitôt. Bourguiba avait une légitimité historique et politique irrécusable, relevant de son efficacité politique pratique, aussi abusif que soit son acte de rupture. Quand il a républicanisé la Constitution, à l’origine conçue pour une monarchie constitutionnelle, les Beys avaient perdu leur légitimité auprès de l’opinion. Kais Saied n’a été efficace en rien après son élection. Pourtant, la légitimité est nourrie d’habitude en politique par l’efficacité et les résultats. Tout ce qu’a fait Saied, il l’a obtenu par la force et la brutalité, sans aucun savoir-faire politique. La Charte qu’il va nous octroyer est le fruit de cette brutalité. Elle sera encore plus octroyée, dans l’hypothèse – un risque à ne pas exclure – où elle sera ratifiée par une minorité, ou dans l’hypothèse où la majorité décide de ne pas participer à la mascarade référendaire résultant d’une succession d’abus légaux et politiques, consistant à imposer une procédure électorale et « démocratique » en temps d’exception, comme pour la fameuse « consultation électronique ».

 

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Hatem M'rad