Libertés individuelles : Lettre ouverte de plusieurs ONG au gouvernement

 Libertés individuelles : Lettre ouverte de plusieurs ONG au gouvernement


Chaque année, le mois de ramadan est l’occasion de polémiques provoquées par l’arrestation, le plus souvent arbitraire, de « non-jeuneurs ». 2017 n’a pas échappé à la règle. Plusieurs personnes ont été condamnées à de la prison ferme pour le simple fait d’avoir mangé, bu ou fumé dans un espace public. Une atteinte flagrante à la liberté de conscience et de culte qui alarme de nombreuses ONG. 


Réunies au sein du Collectif Civil pour Les Libertés Individuelles, elles ont rendu publique une lettre ouverte adressée au Président de la République, au président de l’Assemblée et à plusieurs membres du gouvernement. Elles appellent notamment les autorités à stopper la dérive arbitraire de certains membres des forces de l’ordre et de la magistrature et à révoquer les lois et décrets obsolètes en contradiction avec la Constitution de 2014.


Parmi les signataires figurent les principales organisations tunisiennes de défense des droits humains, telles que la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, Bayti, l’Association Tunisienne de défense des libertés individuelles, la Ligue des Électrices Tunisiennes ou encore l’Association Tunisienne pour la Justice et Légalité DAMJ.


 


Texte complet :


 


Lettre Ouverte à l’attention de :


M. Béji Caïd Essebsi, Président de la République Tunisienne


M. Mohamed Ennaceur, Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple


M. Youssef Chahed, Chef du Gouvernement


M. Ghazi Ghribi, Ministre de la Justice


M. Hédi Majdoub, Ministre de l’Intérieur


M. Mehdi Ben Gharbia, Ministre des Relations avec les Instances Constitutionnelles, la Société civile et les Droits de l'Homme


Les autorités tunisiennes se doivent de faire respecter les libertés et les droits individuels et contrer les tentatives visant à les compromettre.


Le Collectif Civil pour Les Libertés Individuelles condamne fermement les flagrantes violations des droits et des libertés qui se succèdent à une fréquence accrue, comme chaque année, au cours du mois de Ramadan.


Cette dérive réduit progressivement l'exercice des droits de l'homme, vider l’état de droit de sa substance, et crée un environnement favorable aux groupes illégaux ayant comme but de contrôler les libertés et la vie des individus jusqu’à changer la culture et le modèle social tunisien et porter atteinte à la culture de la diversité et de la coexistence.


Vivement préoccupé par l’ensemble de ces violations systématiques de diverses libertés, Le Collectif Civil Pour Les Libertés Individuelles se dit choqué de l’implication de la magistrature tunisienne dans cette campagne alarmante.  Une série d’arrestations et de procès continuent à cibler des citoyennes et citoyens d’âges différents et dans plusieurs régions du territoire tunisien. L’imputation avancé dans ces cas est l’outrage public à la pudeur et l’atteinte aux bonnes mœurs pendant le mois de jeûne.


Ces violations ont culminé le 1er juin, avec la promulgation du jugement de la cour de première instance de Bizerte (dans le Nord de la Tunisie) qui a condamné quatre citoyens à un mois de prison pour non-observation du jeûne, sous le prétexte « d’atteinte aux bonnes mœurs et à la morale », article 226 du code pénal tunisien. Cet article, promulgué en 1913, laisse une grande latitude d'interprétation et son application se traduit souvent en incriminations vagues et floues, qui sont aujourd’hui en contradiction flagrante avec la Constitution de 2014.


Ces décisions judiciaires s’inscrivent dans un contexte répressif qui ne cesse d’empirer depuis quelques années, dans lequel les autorités réglementaires imposent la fermeture des cafés et des restaurants pendant le mois de Ramadan sur la base de circulaires obsolètes et contraires aux lois en vigueur. Ce fait limite tout un ensemble de libertés, y compris la liberté de commerce, la liberté de travail, et porte atteinte notamment, aux libertés individuelles de croyance et de conscience.


Ces violations graves des droits humains et des libertés fondamentales ont pris cette année une ampleur sans antécédent, ce qui a encouragé certains groupes extrémistes à s’ériger en juge des consciences des individus en arrivant jusqu’au point d’ harceler et intimider délibérément les non jeûneurs. Dans cette situation l'élément le plus préoccupant est l’absence totale de réactions de la part des autorités publiques à l’égard de telles pratiques illégales, qui s’inscrivent dans le cadre de la poursuite de tentatives précédentes visant à reproduire des expériences des tribunaux d’inquisition dans d’autres pays qui ont conduit à la destruction des fondements de l’état civil et sa substitution par l’état religieux et fasciste.


Ces violations qui font l’objet de mise en garde par le Collectif Civil Pour Les Libertés Individuelles au début du mois de Ramadan de chaque année en raison de leur gravité, leur ampleur et la non-conformité avec les principes de la Constitution Tunisienne, viennent réaffirmer le non-respect des dispositions de la Constitution et de la loi par les autorités qui persistent à poursuivre une politique répressive qui rappelle, et  même, dans certain cas, dépasse les pratiques de l’ancien régime, ce qui porte atteinte  aux fondements de l’état démocratique et civil.


La Constitution reconnaît la liberté de croyance et de conscience dans l’article 6 et stipule que « L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance,  à protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler. »


Outre la reconnaissance constitutionnelle, le Collectif rappelle que l’Etat Tunisien a ratifié le Pacte International Relatif Aux Droits Civils et Politiques dont l’Article 18 dispose que « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement. 2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix.3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui… »


Le Comité des Droits de l’Homme a précisé à l’Article 8 (la liberté de pensée, de conscience et de religion) de l’Observation Générale No.22 publiée à l’issue de la quarante-huitième session(1993) : « Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion(qui implique la liberté d’avoir des convictions) visé au paragraphe 1 de l’article 18 a une large portée; il englobe la liberté de pensée dans tous les domaines, les convictions personnelles et l’adhésion à une religion ou une croyance, manifestée individuellement ou en commun. Le Comité appelle l’attention des Etats parties sur le fait que la liberté de pensée et la liberté de conscience sont protégées à égalité avec la liberté de religion et de conviction. Le caractère fondamental de ces libertés est également reflété dans le fait qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Pacte, il ne peut être dérogé à l’article 18, même en cas de danger public exceptionnel.


En Outre, « Le Comité fait observer que la liberté "d’avoir ou d’adopter" une religion ou une conviction implique nécessairement la liberté de choisir une religion ou une conviction, y compris, notamment, le droit de substituer à sa religion ou sa conviction actuelle une autre religion ou conviction ou d’adopter une position athée, ainsi que le droit de conserver sa religion ou sa conviction. Le paragraphe 2 de l’article 18 interdit la contrainte pouvant porter atteinte au droit d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction, y compris le recours ou la menace de recours à la force physique ou à des sanctions pénales pour obliger des croyants ou des non-croyants à adhérer des convictions et à des congrégations religieuses, à abjurer leur conviction ou leur religion ou à se convertir… Les tenants de toutes les convictions de nature non religieuse bénéficient d’une protection identique. »


Outre le fait que porter atteinte à l’article 6 de la Constitution, l’implication de la magistrature et des autorités tunisiennes dans la poursuite et le harcèlement des non jeûneurs représente une violation flagrante du principe de l’égalité de toutes les citoyennes et de tous les citoyens en droits et libertés, qu’ils soient collectifs ou individuels, tel que le stipule l’article 21 de la Constitution qui prévoit, entre autres, la non-ingérence de l’Etat en vue de favoriser une pratique religieuse, et que l’Etat évite la discrimination et la ségrégation sur la base de la religion ou des croyances. En effet, la discrimination nourrit le fanatisme intellectuel et religieux qui continue de sévir dans notre société depuis des années et que l’Etat prétend contrer.


De plus, Les Nations Unies interdisent toutes formes de discrimination et de ségrégation selon Article 2 de la Déclaration sur l'élimination de toutes formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, précisant que, « 1. Nul ne peut faire l'objet de discrimination de la part d'un Etat, d'une institution, d'un groupe ou d'un individu quelconque en raison de sa religion ou de sa conviction.2. Aux fins de la présente Déclaration, on entend par les termes "intolérance et discrimination fondées sur la religion ou la conviction" toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondées sur la religion ou la conviction et ayant pour objet ou pour effet de supprimer ou de limiter la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice des droits de l'homme et des libertés fondamentales sur une base d'égalité. »


Compte tenu de ce qui précède, le Collectif Civil Pour Les Libertés Individuelles adresse cette lettre aux autorités tunisiennes afin de leur rappeler leurs engagements nationaux et internationaux, en particulier ceux énoncés par la Constitution et le Pacte International Relatif Aux Droits Civils et Politiques, et leur demande de faire cesser les atteintes aux libertés individuelles, et de dissuader, poursuivre et punir les agresseurs, individus et groupes.


Le Collectif Civil Pour Les Libertés Individuelles appelle le Président de la République à remplir son obligation constitutionnelle de « veiller au respect de la Constitution » (Article 72) et demande également au Chef du Gouvernement, constitutionnellement chargé de « déterminer la politique générale de l’État et de veiller à sa mise en œuvre », d’abroger ces circulaires qui violent de façon flagrante les dispositions du texte suprême  de l’état, en particulier le circulaire publiée en 1981 qui prévoit la fermeture des commerces pendant le mois de Ramadan, et de manière plus générale, l’appelle à mettre en œuvre les dispositions de la Constitution relatives aux droits et aux libertés.


Le Collectif Civil appelle également l’Assemblée des Représentants du Peuple à assumer ses responsabilités à l’égard de la révision des lois répressives, y compris, le Code Pénal afin d’adapter ses garanties en matière de droits et libertés individuels et collectifs à la nouvelle Constitution.


Le Collectif Civil Pour Les Libertés Individuelles rappelle le pouvoir judiciaire de son obligation constitutionnelle de «  protection des droits et des libertés de toute atteinte » (Article 49 de la Constitution), et de «garantir la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés » (Article 102 de la Constitution), et l’invite à abandonner immédiatement les poursuites judiciaires arbitraires et les décisions judiciaires en contradiction avec la Constitution.


Le Collectif Civil Pour Les Libertés Individuelles rappelle qu’il a déjà eu recours à la justice dans une première phase dans le but de protéger ces droits et libertés et afin de rendre justice aux victimes de ces violations et arrestations arbitraires. Les composantes du Collectif se déclarent prêts à utiliser tous les moyens légaux et à militer pour faire respecter l’état de droit, de liberté de conscience et de croyance, d’égalité et de protection des libertés individuelles, l’état civil démocratique consacré par la Constitution du 27 Janvier 2014. 

Rached Cherif