« Comment les Tunisiens sont devenus tunisiens » de Hédi Timoumi – L’éternelle recomposition de l’identité tunisienne

 « Comment les Tunisiens sont devenus tunisiens » de  Hédi Timoumi – L’éternelle recomposition de l’identité tunisienne

La meilleure façon de connaître la personnalité des Tunisiens est de lire l’essai synthétique et didactique de l’historien Hédi Timoumi.

 

Les Tunisiens et leurs élites ont l’habitude de se ranger dans deux camps opposés : un camp privilégiant une Tunisie « orientale d’esprit », attachée à son patrimoine historique, à la question du sacré, hostile à l’Occident et à sa civilisation, et considérant que la naissance de la Tunisie coïncide avec l’avènement de l’islam ; et un autre camp favorable à l’intégration de la Tunisie dans la civilisation universelle actuelle, réfractaire à son héritage historique, le considérant même comme un fardeau, considérant que l’histoire tunisienne ne commence pas avec l’islam, mais remonte plus loin, à l’arrivée des Phéniciens il y a 2830 ans, tout en glorifiant les époques romaine, vandale et byzantine, et le surmontant dans la phase moderne.

 

L’indépendance du pays en 1956 a profité au deuxième camp avec la mise en place d’un Etat moderniste, alors qu’après les élections du 23 octobre 2011, c’est le premier camp qui obtient le pouvoir, ramenant à la surface toutes les anciennes frustrations réprimées. Le conflit reprend même férocement entre ces deux camps hostiles, entre l’islam et la modernité, deux Tunisie identitaires qui semblent irréconciliables, même s’il leur est souvent arrivé de collaborer.

 

C’est ce qui a déterminé l’historien Hédi Timoumi à rédiger ce petit essai de synthèse, Comment les Tunisiens sont devenus Tunisiens (traduit de l’arabe par Hechmi Trabelsi, publié par Mohamed Ali Edition, 2022, 200 pages), pour tenter d’étudier la formation dans le temps de la personnalité tunisienne, de ressortir ses contours en faisant appel à l’histoire, et de s’interroger comment l’identité tunisienne a imprégné la conscience collective de la population. L’auteur adopte une approche marxiste assouplie, qui relie la question identitaire à la réalité matérielle, qui, pour lui, détermine les « superstructures ». Il reste que l’histoire pertinente n’est pas d’ordre événementiel. Puisque, « la vérité historique n’est pas celle que nous voyons : son secret réside précisément dans sa capacité à se dérober aux regards » (p.11). Elle est d’ailleurs d’autant plus dissimulée que la question reste encore peu apparente, contradictoire et parfois indécise chez les Tunisiens. Pire encore, toute question autour des grandes phases historiques ou autour des grands héros tourne au carnage chez les Tunisiens (Phéniciens, Hannibal, Romains, berbérie, fondation de Kairouan, Ibn Khaldoun, Ottomans, Kheireddine Pacha, Habib Bourguiba, fête des martyrs en 1938, fête de l’évacuation de 1961, indépendances interne et externe, colonisations diverses, révolution de 2011, etc). C’est ce qu’a fait dire à Hédi Timoumi, citant Jean Cocteau, que « les Tunisiens aiment les tombes » (p.15). Des querelles aussi étonnantes que les Tunisiens eux-mêmes sont le produit d’une « hybridation séculaire de milliers d’alliances variées, quelquefois contradictoires : berbères, arabes, turques, européennes » (p.21).

 

Le génie de la Tunisie réside peut-être dans le fait qu’elle a pu absorber toutes les richesses des différentes civilisations de ses envahisseurs. Le sol a constitué sa force continentale, qui la porte vers le conservatisme, mais la mer est sa force maritime, un vecteur civilisationnel exceptionnel, l’incitant à l’ouverture sur le monde. Fernand Braudel a déjà parlé de la personnalité méditerranéenne. Pays souvent envahi, la Tunisie est toujours restée debout et intacte. Comme l’écrit l’historien Timoumi, « La plupart de ses envahisseurs ont été « tunisifiés » et sont devenus d’ardents défenseurs de leur nouvelle terre. La Tunisie n’a jamais été absorbée par ses envahisseurs ; ce sont ses envahisseurs qui ont été absorbés par la Tunisie » (p.21). La Tunisie est appelée à assumer toute son histoire et non un fragment d’histoire. Elle est en quelque sorte une synthèse historique. Comme le montre la variété des types humains. On y rencontre des Tunisiens aux cheveux blonds, aux yeux bleus ou verts, ou noirs et à la peau mate, ainsi que des noirs. Vestiges des puniques, des romains, byzantins, arabes, maures, dans la variété des formes de mosquées, dans les traces des ancêtres gardées jalousement dans les musées.

 

Quand on parle de la personnalité tunisienne, il ne faut pas occulter, d’après l’auteur, plusieurs éléments : la géographie du pays (maritime et continental, nord pluvieux et fertile, vallées, facilitant communication et harmonie) ; la position stratégique au cœur de la Méditerranée, qui a attiré les envahisseurs ; deux façades maritimes et de longues côtes ; appartenance de la Tunisie à une civilisation relativement développée depuis des siècles (écriture, urbanisation, navigation, agriculture développée) ; développement de cultures propres au-delà de la consommation de celles des autres ; l’existence d’une « sorte de règle dans l’histoire du pays : la population combat férocement tous les envahisseurs. Une fois qu’elle se rend compte que ceux-ci ont accepté de fusionner dans le tissu social du pays, et rejeté toutes les directives étrangères, elle les adopte et les considère comme des patriotes » (p.54) ; l’Etat central a joué un rôle déterminant dans l’histoire du pays depuis la période punique, et surtout au 16e siècle avec les Hafsides qui sont restés trois siècles, et a renforcé le sentiment d’appartenance collective parmi la population ; les frontières tunisiennes sont restées presqu’inchangées depuis les temps anciens, quelle que soit la forme du régime ou de l’occupation ; l’implantation de l’islam depuis quinze siècles a profondément marqué la personnalité des Tunisiens, à travers l’école malékite acaharite, principale école théologique de l’islam sunnite ; la proximité de la Tunisie par rapport à l’Europe et l’influence qu’elle a subie de ce continent depuis le 16e siècle ; le sentiment diffus du peu de poids de la Tunisie dans le capitalisme mondial et son rôle limité dans le monde actuel.

 

La personnalité des Tunisiens comporte simultanément des « qualités estimables » (p.55 et ss.) que des « caractéristiques gênantes » (p.87 et ss.). Parmi les qualités positives à travers l’histoire (mais dont certains éléments sont en voie d’épuisement aujourd’hui, peut-être provisoirement), on trouve la convivialité, la courtoisie et les mots onctueux ; la curiosité, la soif d’apprendre (là aussi il y a un recul), peut-être d’après Timoumi, parce que depuis la colonisation, les colons étrangers et les juifs ont mis la main sur les richesses du pays (p.57) ; l’amour de la vie (ayech, dit-on en dialecte), comme le montrent la recherche du plaisir, les festivités et célébrations diverses, prolifération des cafés (un café pour 500 habitants), le lancement du tourisme, la multiplication des salles de cinéma sous l’occupation française. A l’apogée des Hafsides au 16e siècle, on tolérait les livres érotiques, quelques ulémas s’abandonnaient en Tunisie à la « soirée du pêché » en pratiquant tous les plaisirs interdits au 18e et 19e siècle ; le sens de l’hospitalité ; l’esprit scientifique et pratique, pragmatisme et réalisme. Les commerçants et les marchands, principaux bâtisseurs de la Tunisie, sont des gens pratiques qui ne se jettent pas sur les théories religieuses ou philosophiques, à la manière des Grecs et les Hindous. « Ils sont attachés pour toujours à une spiritualité simple, principalement les rituels (religion punique, islam). Les Tunisies sont intéressés par la réussite, et non par l’adhésion aveugle à des principes ou à un dogme. Pour eux, la vérité qui sous-tend une idée doit déboucher sur un résultat pratique, qui aide utilement au travail » (p.69). Ce qui compte, c’est obtenir ce qu’on veut, non sans malice. Il est prêt à acquérir la nationalité des grandes puissances tout en gardant jalousement la sienne ; modération, centrisme et tolérance. Les Tunisiens rejettent toute forme d’extrémisme, ils sont pacifiques et flexibles et attachés de ce fait à la sécurité, La vie politique tunisienne est dépourvue de la sauvagerie contemporaine qu’on trouve dans l’Orient arabe, et l’islamisme les a terriblement horrifiés depuis 2011 ; l’ouverture aux autres. Après l’indépendance, le phénomène de rejet des étrangers et le mépris envers les ruraux se sont évaporés. La révolution de 2011 est elle-même l’œuvre des ruraux, des paysans et des régions reculées ; la position respectable de la femme par le passé et sa position d’avant-garde actuellement. La Tunisie a été fondée par une femme, Elyssa de la Phénicie, et les femmes continuent à occuper des postes enviables au monde arabe.

 

Au-delà de ces qualités avantageuses, la personnalité du Tunisien est marquée par des caractéristiques désagréables. Il y a d’abord, marque des marchands, le côté caméléon, le tunisien « change de veste », par opportunisme ; la recherche de maximum de résultats pour un minimum d’efforts. Les Tunisiens ne sont pas réputés pour  leur force physique et leur « travail propre » dans l’administration, l’enseignement et le commerce. L’agriculture est déjà considérée par Ibn Khaldoun comme le travail des « miséreux » (p.90). Ils veulent tous amasser une fortune sans effort. L’auteur remarque que les 27 candidats à l’élection présidentielle de 2014 n’ont jamais occupé de fonction administrative, même pas la plus simple. On pourra ajouter aussi le cas de beaucoup de nos derniers députés qui, en situation de chômage, étaient à la recherche d’un emploi rémunérateur ; le tunisien a aussi une culture superficielle et est tenté juste par un apprentissage à but lucratif. La Tunisie n’a d’ailleurs produit aucun philosophe à l’instar du Machreq et de l’Andalousie, avec al Kindi, al Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd, Maïmonide. L’Orient (Machreq) a toujours été « créatif », le Maghreb est plutôt « critique ». Or, les « critiques » sont seulement des commentateurs, ils ne produisent pas (Ibn Charaf et Ibn Charaf au 11e siècle) ; il y a encore la prétention à la virilité (peut-être une marque de superficialité) ; la violence verbale et pratique des querelles ; la croyance en la magie et au charlatanisme, un phénomène qui existe aussi dans les pays développés. Les Tunisiens recourent souvent aux « diseurs de bonne aventure ».

 

Ce qui mérite surtout d’être relevé dans ce livre de Timoumi, c’est l’idée importante que « le marchand-navigateur » est le bâtisseur principal de l’histoire tunisienne depuis que les Phéniciens ont intégré le pays dans l’histoire (p.169). Mais les marchands ont toujours été dans une sorte de « complémentarité antagoniste » avec les paysans. L’histoire de la Tunisie est ainsi l’œuvre du navigateur carthaginois Hannon et le navigateur arabe Sindbad, puis par le carthaginois Magon et le « moissonneur de Makhtar ». Ainsi, « La personnalité tunisienne est essentiellement ciselée par les marchands, et en deuxième lieu, les paysans » (Ibid). Au fond, comme l’exprime l’auteur vers la fin du livre, la mentalité/identité tunisienne séculaire a subi, positivement et négativement, des influences multiples, comme la religion, la culture, la politique (rôle de l’Etat), l’économie et les cadres sociaux, notamment le tribalisme. Elle ne s’est jamais manifestée comme une entité idéologique fonctionnant selon des règles spécifiques. « Par le passé, écrit-il, la population exprimait inconsciemment son identité, sous la tutelle de l’Etat. La « tunisianité », dans toutes ses dimensions, est aujourd’hui, sans aucun doute, quelque chose de « sacré », une force extraordinaire, unique, mobilisatrice et inclusive » (p.167). D’où l’intérêt de ce livre qui exprime non pas une histoire événementielle, mais une histoire des profondeurs, misant sur les faits et caractéristiques majeurs de l’histoire tunisienne et de la personnalité des Tunisiens.

 

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Hatem M'rad