« L’éthique des révolutions » de Yadh Ben Achour – La quête de non-souffrance

 « L’éthique des révolutions » de Yadh Ben Achour – La quête de non-souffrance

Yadh Ben Achour, auteur également de « L’islam et la démocratie. Une révolution intérieure » (2020), et « Tunisie. Une révolution en pays d’islam » (2016).

Le juriste et spécialiste de la théorie politique islamique Yadh Ben Achour continue son périple intellectuel autour de la question de la révolution, qu’il se propose cette fois-ci d’approfondir ou de la percevoir sous un angle plus général, en lui consacrant tout un livre, « L’éthique des révolutions », bien fouillé historiquement et bien documenté, qu’il vient de publier en avril 2023, d’abord en France (aux Éditions de la maison des sciences de l’homme), puis tout récemment en Tunisie (AC Editions). Livre issu d’un cours donné au Collège de France en 2021/2022, et dont certains thèmes ont été entrevus déjà dans ses livres précédents L’islam et la démocratie – Une révolution intérieure (2020), et Tunisie – Une révolution en pays d’islam (2016). Le livre (de 351 pages) est divisé en six parties, subdivisées chacune en deux chapitres.

 

On perçoit que Ben Achour, l’esprit bercé par la révolution de son pays, à laquelle il a été associé dès le début en 2011 comme un des acteurs principaux, en présidant la « Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution », voudrait défendre l’idée de la révolution comme fait historique submergé par l’éthique. Par éthique, il ne vise pas la morale, mais « le bien-agir en société pour l’agencement acceptable des rapports entre individus, groupes particuliers, société et pouvoir politique » (p.13 en notes).

 

Pour lui, la révolution, tout comme la démocratie (dans son précédent livre L’islam et la démocratie) tourne autour de la question du principe humain de non-souffrance, principe universel, traversant toutes les révoltes et révolutions qui ont eu lieu dans l’histoire de l’humanité. Ne pas subir le mal et vivre bien sa dignité, sans souffrance physique ou morale, comme l’affirmait, déjà, Montaigne, comme l’ont vu aussi les Épicuriens ou même Stuart Mill dans son « principe de plaisir ». C’est cela l’éthique des révolutions. « Tous les révoltés et tous les révolutionnaires parlent au nom d’une éthique » (p.18). Toutes les révolutions, depuis l’antiquité jusqu’aux récentes révolutions arabes en passant par les révolutions classiques, française, bolchévique, khomeyniste, aussi diverses soient-elles, aussi singulières historiquement, tentent au fond de réagir contre la servitude, la pauvreté, l’humiliation, la discrimination, l’inégalité, la confiscation des pouvoirs et la violation des droits et des libertés. Elles sont en quelque sorte une quête de soulagement des hommes, une route devant frayer le chemin de la dignité, de la liberté, l’égalité, la justice, la fraternité, par la résistance (violente ou non-violente) à la tyrannie. Pourquoi les pouvoirs subissent révoltes et révolutions ? Parce qu’ils méconnaissent le sens philosophique et la réalité historique de cette éthique. Ils méprisent les protestations exigeant une reconnaissance de la dignité humaine. Voilà la racine de toutes les révolutions, d’après l’auteur, qu’elles soient de type politique, social ou économique et fiscal, religieux ou séculier, antique ou moderne, nobiliaire ou bourgeoise ou paysanne, élitiste ou populaire.

 

Yadh Ben Achour prend soin d’avertir, comme un clin d’œil à la révolution tunisienne, que souvent la révolution ne profite pas à tous (et notamment à ceux qui s’en réclament), c’est pourquoi d’ailleurs elles n’ont jamais été réconciliatrices. Elles ne sont ni conciliatrices ni consensuelles alors même qu’elles réclament justice et dignité. Comme elles revêtent la forme d’une résistance contre la souffrance, les deux camps deviennent aussitôt ennemis : le pouvoir qui fait souffrir et le peuple qui souffre. « Une révolution est précisément la négation de la négation » (p.22). Irréconciliés avec le pouvoir (et l’Etat), et surtout non reconnus par lui dans leur chair et dignité, les humiliés se raidissent et opposent, à leur tour, une non-reconnaissance au pouvoir, souvent par la violence. Les révolutions mettent en scène deux camps opposés. « Les révolutions, écrit Yadh Ben Achour, n’existeraient pas dans des sociétés où tout le monde serait pauvre ou riche. L’enfer terrestre généralisé ou le paradis terrestre global ne peuvent susciter de révolution. Par conséquent, ce n’est pas la condition sociale en elle-même qui provoque les révolutions, mais la disharmonie, l’absence d’équité » (p.21).

 

L’auteur avertit encore sur le fait que la révolution ne véhicule pas toujours des sentiments de justice et de droit. L’intérêt, les considérations stratégiques ou diplomatiques, militaires ou économiques sont loin d’être absentes. Mais, malgré tout, c’est la question de la légitimité, des idées, des principes et du caractère moral qui priment plus que tout autre chose. C’est une de ses conclusions issues de sa quête historique sur les révolutions.

 

La « révolution » ne s’identifie pas pour Ben Achour à la « révolte ». La révolte n’abolit pas le système politique alors que la révolution l’abolit. Même si pour lui, « une révolution est une révolte qui réussit ou encore une répétition de révoltes ». A partir de là, l’auteur adopte une démarche étonnante, identifiant quasiment, dans les faits de révolution qu’il soulève, révoltes et révolutions, et même luttes de libération nationale (Algérie, Mandela etc.). Que la révolte se transforme en révolution ou soit précédée de révoltes, ou qu’il y ait un phénomène de causalité de l’une à l’autre, cela doit-il conduire le chercheur en sciences sociales à identifier dans sa démarche révoltes et révolution ? On a du mal à le suivre sur ce terrain. Cela est d’autant plus vrai que l’auteur considère, par ailleurs, que la révolution n’est pas « évolution », mais « rupture ». Les « révoltes » discontinues précédant une révolution, et y conduisant, entrent dans la sphère de l’« évolution » (par leur accumulation progressive) ; « évolution » qu’il définit par développement régulier et changements continus et réguliers (p.48). Alors que le phénomène de la révolution repose « sur la rupture du cours des événements, à la fois imprévisible et dépassant, par son intensité, les cycles réguliers du changement social » (p.49).

 

Par ailleurs, l’auteur a tenté méritoirement, et à juste titre, d’universaliser le phénomène de la révolution que les théories classiques réduisent improprement à un seul type : la Révolution française. Ce qui explique le fait qu’il a cherché à illustrer le phénomène révolutionnaire en recourant à des exemples historiques nombreux et exhaustifs, anciens et modernes, à caractère inter-civilisationnel. Il parle de l’éthique « des » révolutions et non « de » la révolution. Car, « le phénomène révolutionnaire est l’axe principal autour duquel évolue toute l’histoire de l’humanité » (p.35). Il est partout dans l’histoire des différents peuples et  aires civilisationnelles. Ce point de vue peut être confirmé par les innombrables types de révolutions de l’humanité : révolutions politiques, sociales, technologiques, économiques, intellectuelles, morales, artistiques, architecturales, biologiques, constitutionnelles, religieuses, éducatives, numériques, etc. C’est là où le phénomène de causalité des révolutions l’a emporté chez Ben Achour pour étendre, peut-être exagérément, la signification des révolutions aux révoltes et aux luttes de libération nationale. Les révoltes qu’il cite, celle de Ali Ben Ghedhahem de 1864, les émeutes du pain de 1984, la révolte du bassin minier de Redayef, qui n’ont pourtant pas fait chuter le système politique, s’identifient-t-elle vraiment à la révolution du 14 janvier qui a fait chuter dictature, institutions et État ? La révolte des décembristes à Saint-Pétersbourg en 1825 ou la « révolution » de 1905 s’identifient-elles à la Révolution de 1917 ? La révolte fiscale du papier timbré de 1675, la journée des Tuiles de 1788 s’identifient-elles à la Révolution de 1789 ? Le lien de causalité, lointain ou proche, entre révoltes et révolution, justifie-t-il l’identification de faits historiques discontinus et de différente nature au risque de dé-spécifier et la « révolte » et la « révolution »?

 

Sur le plan méthodologique, tous les faits de révolution (et de révoltes) sont-ils aussi importants les uns que les autres au point d’éviter la sélection des faits. Les sciences sociales, il est vrai, ne rentrent pas dans le moule du modèle mathématique des sciences de la nature. Yadh Ben Achour reconnaît d’ailleurs que « toute science sociale doit accepter le statut de science hypothétique. Cela n’est pas la négation de son statut de science » (p.31). Le débat est toujours ouvert, même si les sciences sociales (sociologues, historiens, politologues) penchent vers la sélection des faits, en raison du caractère inépuisable et inconnaissable de la réalité. C’est pourquoi plusieurs sociologues, ethnologues, philosophes politiques ont distingué entre les faits importants, décisifs, ayant des répercussions sociales et politiques et les faits moins importants. C’est le cas de Durkheim, de Marcel Mauss, de Pareto, Raymond Aron. Max Weber, adepte de la méthode compréhensive, recommandait de « sélectionner » les faits, pour ne prendre dans la succession des faits que ceux qui sont les plus « significatifs » à l’intérieur de ces faits. Mais soucieux de transcender l’exemplarité de la Révolution française, Ben Achour s’est étendu sur les faits de révolution. C’est son choix.

 

L’autre mérite de ce livre de Ben Achour, c’est qu’il est mi-théorique mi-historique. L’auteur rentre dans les interstices de révolutions et révoltes dont peu de gens en ont entendu parler. Il nous transporte dans les révolutions et révoltes à travers leur historique, leur conceptualisation, leur signification théorique, leur causalité et finalités. Il aborde l’éthique des révolutions démocratiques, puis celle des révolutions et des religions, des révolutions islamiques, des révolutions serviles et indépendantistes, des révolutions asiatiques, africaines. Dans le monde arabo-musulman, il nous parle de la révolution du premier islam, des révolutions schismatiques (la grande discorde), des révolutions et révoltes berbères, des révolutions ismaéliennes,, des révoltes anatoliennes, de Thawrat al Murîdîn (des Aspirants), des révolutions fondatrices d’empires ou d’émirats (Abbassides, Fatimides, Almoravides, Almohades, les Shâbiyya, la révolution des Torodos, la révolution de Sokoto (1704-1810), des mouvements révolutionnaires politico-religieux face aux conquêtes coloniales, de la révolution iranienne, jusqu’aux révolutions démocratiques arabes récentes. Le va-et-vient continu entre théorie et détails est digne d’intérêt et non dépourvu d’utilité pédagogique. Pour lui, comme pour Marx qu’il cite, « les révolutions sont les locomotives de l’histoire » (p.217). Quoique l’histoire des révolutions arabes est toujours en débat. Ben Achour aborde leurs mérites et leurs démérites sans oublier d’insister sur l’échec des révolutions démocratiques arabes (dernier chapitre, p.317 et ss). Comme il l’écrit, en pensant sans doute aux révolutions tunisienne et égyptienne : « Une révolution « sans révolution » et sans révolutionnaires (et on ajoute sans pensée philosophique) peut-elle se concevoir ? ». Il répond oui. C’est une révolution différente : « Il s’agirait alors d’une nouvelle forme de révolution qui, sans remettre en cause le néolibéralisme, s’engage cependant dans le réformisme institutionnel » (p.330). La rupture y est, même sans bouleversement majeur d’ordre économique. La rupture politique n’emporte pas ici les legs religieux, culturels, psychologiques, traditionnels des peuples, comme nous le montre Edmund Burke, l’adversaire de la révolution brutale française, accusée de couper artificiellement la continuité historique des peuples. En d’autres termes rupture et continuité peuvent coexister dans le cas de figure. Des retours en arrière sont même possibles. Mais sans entamer l’éthique de la révolution.

 

Dans le monde arabe, et notamment en Tunisie, la signification de la révolution a été dénaturée. On l’a considérée ou comme une « simple révolution-effondrement dictatorial » ou comme une « réfolution », un mélange de réformisme et de révolution. Certains ont dit « semi-révolution », d’autres « révolution passive » (p.331). Dans le cas des révolutions tunisienne et égyptienne, la rupture a en tout cas une charge symbolique certaine (même après le coup d’Etat du 25 juillet), parce qu’il y avait à la base une réclamation de non-souffrance, de dignité et d’éthique, ineffaçable d’un trait de plume.

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Hatem M'rad