La virilité est morte, vive la virilité !

 La virilité est morte, vive la virilité !

Chaque jour


Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à s’apprêter, à prendre soin d’eux et à emprunter, sur bien des aspects, des pratiques habituellement identifiées comme “féminines”. Rencontre avec les adeptes de cette nouvelle tendance. 


Saint-Denis, en plein cœur d’une des plus grandes communes du 9-3, le marché est encore bien actif sous le soleil de septembre. Dans une ruelle du centre ­commercial, peu après deux enseignes de ­parfumerie et d’épilation minute, une nouvelle boutique a ouvert ses portes il y a deux ans : Groomer’s BarberShop, un barbier hyper tendance.


La musique hip-hop gonfle les baffles. L’écran diffuse les premiers matchs de foot de la saison. La déco est stylée : à cheval entre les codes urbains afro-américains et la tendance rétro des hipsters plutôt “british”. Les briques du mur sont peintes en noir et saupoudrées de touches dorées. La caisse est enserrée dans une cage d’acier et, derrière, Noah, 22 ans, apprenti manager, ­arbore un ensemble jogging peau de pêche couleur or avec, sur l’arrière du crâne, un cœur teint en rouge. “C’était pour un mariage”, se justifie-t-il. Ici, la coiffure est un art et le style une nécessité.


Mohammed, la trentaine et la barbe saillante, attend son tour assis dans un fauteuil club. Au loin, sur l’une des chaises rembourrées typiques des coiffeurs américains des années 1950, un jeune homme est installé ­devant une sorte de bras en plastique, qui lui projette sur le visage un de jet de fumée. Mohammed s’étonne : “C’est quoi ce truc-là ?” Eric, 34 ans, le manager des lieux, se lance : “Ça diffuse de la vapeur d’eau, qui permet d’ouvrir les pores et de ramollir le bulbe du poil. Après, quand tu rases, ça vient tout seul.” Circonspect mais curieux, il se laisse tenter : “Je n’arrive pas à respirer avec ton truc !” peste-t-il.


 


Lissage brésilien au masculin


Un tube de Booba retentit pendant qu’un autre client se fait complètement enrouler la tête dans une serviette chaude. “Ça aussi, c’est pour les pores…” Mohammed a du mal à comprendre, c’est l’ancienne école. “Ce n’est pas mon truc, les crèmes et tout ça. Moi, je viens pour ma barbe”, lance-t-il, comme pour réaffirmer son attribut masculin. Il a l’air un peu mal à l’aise.


A la carte, le Groomer’s, qui s’occupe aussi des coupes de cheveux, propose le fameux lissage brésilien. “C’est une tendance qui fait fureur auprès des jeunes ­d’origine maghrébine, confirme Eric. On les ­appelle les PNL” – du nom du groupe de rappeurs qui a lancé la tendance. Avant que les barbershops ne s’y mettent, il n’était pas rare de croiser un jeune homme dans un ­salon de coiffure pour femmes, en train de se faire lisser les cheveux comme ses sœurs.


Là où certaines filles se sont approprié les codes de la “virilité” pour gagner du respect dans la rue ou dans le monde du travail, les hommes n’hésitent plus à emprunter à ces dernières les atouts de la séduction, de la mise en beauté, sans complexes. “Il y a des hommes qui sont pires que les femmes ! Les frontières entre filles et garçons ont clairement sauté, ­affirme Eric. Les mecs ont envie d’être beaux, ils sont dans la séduction. Tout le monde veut être ‘quelqu’un’, se faire remarquer. C’est l’effet des réseaux ­sociaux, le culte de l’image. L’ego a pris le dessus.”


 


“On n’est pas des pédés”


Un groupe de trois hommes s’installe. La vingtaine, ensemble jogging, basket, fausse sacoche Louis Vuitton et démarche chaloupée, qui transpire la virilité à l’ancienne, bien marquée. Yassine, 21 ans, a choisi “son” barbier. Il sourit. Un diam’s brille sur une de ses dents. “J’ai fait ça il y a quelques années, en voyant un mec qui ­revenait de Thaïlande.” Dans le fond de son sac, Yass a un petit tube de crème qu’il emporte partout. “Je l’ai chopé dans un spa pendant les vacances.” Quand on lui dit qu’il y a dix ans, tout ça était encore vu comme “des trucs de filles”, Yass se marre : “Je m’en fous, c’était y a dix ans !” Son pote, au fond de la salle, a la tête recouverte d’aluminium : lui a opté pour une décoloration à blanc.


Qu’on ne se méprenne pas, l’emprunt de certains codes féminins par les hommes ne change pas vraiment le fond de choses. “Il y a toujours des limites de genre bien définies, affirme Horia Kebabza, docteure en sociologie, spécialiste de la question du genre dans les quartiers populaires. Les jeunes affirment prendre soin d’eux, mais ajoutent aussi sec : ‘On n’est pas des pédés.’ Comme une forme d’inquiétude de ­remise en question de leur sexualité. La mise en image de leur corps, l’évolution de certains codes, n’inclut ­malheureusement pas une ­remise en question profonde de l’organisation du genre.”


En revanche, tout ceci génère un vrai business. Les barbershops poussent comme des champignons. Chaque jour, une centaine d’hommes viennent au ­Groomer’s se faire choyer. Certains jusqu’à deux fois par mois. “Ça repousse vite !” se défend Hendrix, étudiant de 22 ans, qui ajoute : “Les filles sont aussi sensibles au fait qu’un homme soit soigné et prenne soin de lui, qu’un homme peut l’être vis-à-vis d’une femme !” Du coup, il est prêt à dépenser une cinquantaine d’euros par mois pour se faire couper la barbe et les cheveux.


 


Les jeunes sont les premiers concernés


Pour John, le gérant, originaire d’Aulnay-sous-Bois, “cette tendance vient des gars qui se sont mis à fréquenter des gens ‘hype’, de la jet-set, de la ‘haute’. Ceux qui ­vivent la nuit et fréquentent les milieux parisiens aisés sont ­influencés, poursuit-il. Les footballeurs, les rappeurs aussi. Et les tendances redescendent auprès des jeunes.” Il y aurait donc quelque chose de l’ordre de la quête du luxe, d’une certaine mise en visibilité de la valeur de soi. Et quand il y a une demande, l’offre n’est jamais loin. Le business non plus.


“Les jeunes sont prêts à dépenser énormément d’argent pour leur style. Ce sont eux les plus grands consommateurs. Ils n’ont aucune responsabilité : il est là le pouvoir d’achat !” scande John. Ce dernier affirme que, parallèlement, cela crée de nouvelles vocations. “Avant, le ­barbier, c’était un homme du bled. ­Aujourd’hui, c’est devenu un métier stylé.” Et toujours aussi viril ! 


 


Le business de la beauté masculine


Selon une étude menée en 2016 par Euromonitor, les hommes consomment désormais trois fois plus de cosmétiques que leurs aînés et dépensent en moyenne 270 euros par an, en Europe. Naturellement, le marché français a explosé. Il s’élevait à 17,4 milliards d'euros en 2015, soit 30 % de plus qu'en 2011. Il devrait atteindre 166 milliards de dollars (142 milliards d’euros) d'ici à 2022, avec un taux de croissance annuelle moyen de 5,4 % entre 2016 et 2022. Les marques ont compris l’opportunité. En août dernier, Chanel a lancé sa première gamme de maquillage pour hommes, baptisée Boy de Chanel : fond de teint, baume à lèvres, brosse à sourcils… En parallèle, les instituts de beauté réservés aux hommes ne cessent de se développer. De quoi faire pâlir les femmes !


 


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