Tunisie. Une blogosphère tunisienne plus divisée que jamais

 Tunisie. Une blogosphère tunisienne plus divisée que jamais

Les blogueurs découvrent au lendemain de la révolution leurs divergences politiques qui empoisonnent leur milieu et le clivent de plus en plus depuis des mois. Photo archives Fethi Belaïd / AFP.


Cela devait être une célébration de l’internet libre, mais la fête a tourné court. Conviés au Palais de Carthage pour célébrer leur liberté fraîchement acquise, les blogueurs engagés et autres figures influentes du web tunisien se sont finalement réunis dans une ambiance délétère, marquée par le sabotage puis le départ houleux des plus conservateurs d’entre eux. (Photo AFP)




 


Au terme d’une campagne de teasing digne des opérations com’ des grandes marques, la présidence de la République a dévoilé la veille du 13 mars sa décision de décréter cette date « Journée de la liberté de l’internet ». La journée coïncide avec l’anniversaire du décès de Zouhaier Yahyaoui, pionnier de la cyberdissidence au régime Ben Ali, mort en 2005.


Pour marquer le coup, Moncef Marzouki a invité à cette occasion quelques stars de la blogosphère. Certains d’entre eux nous avaient confié en début de semaine que le débat faisait rage depuis plusieurs jours entre ceux pour un rejet collectif d’une telle invitation et les autres, plutôt favorables.


L’invitation elle-même divisait déjà la communauté au motif que l’on craignait une récupération politique de la part de Marzouki, en perte de popularité auprès des internautes, et, à travers lui, une récupération par le nouveau pouvoir (gouvernement, troïka, etc.).


C’est que la dynamique révolutionnaire prévaut toujours chez cette catégorie de militants foncièrement contestataire et qui ne se laisse pas amadouer si facilement.


Décision est prise finalement par la plupart de répondre à l’appel.


 


Un contexte explosif


Réunis au temps de la dictature autour d’une cause commune, les blogueurs découvrent au lendemain de la révolution leurs divergences politiques qui empoisonnent leur milieu et le clivent de plus en plus depuis des mois. 


L’atmosphère est tendue lorsque la blogueuse connue sous le pseudonyme de Jolanare prend la parole. Célèbre pour sa liberté de ton qui a contribué à sa façon à la promotion d’une parole libre, son style sulfureux lui vaut la consécration avec une chronique radio après la révolution.


Le thème de son intervention était « le blogging au féminin » et sa réception par un public conservateur. Et d’une certaine façon, la réalité dépassera la théorie : elle reçut un accueil grandeur nature qui fit office d’édifiant aperçu pratique de sa démonstration.


Au moment où la jeune femme entame une critique de ce qu’elle qualifie d’interprétation machiste de l’islam, elle se fait violemment interrompre et invectiver. « Ce n’est pas le sujet à l’ordre du jour ! », lui rétorque-t-on en s’avançant vers elle pour l’intimider. 


Pourquoi un tel tollé face à des propos pourtant pondérés ? Comme l’expliquera un autre blogueur le soir de l’incident, la présidence, croyant bien faire, par angélisme, ou à dessein, a fait des choix irresponsables.


Le Palais a en effet invité en vrac des personnes que tout sépare idéologiquement, y compris des personnalités connues pour être parmi les plus virulentes dans l’orientation pro islamiste de leurs pages sur les réseaux sociaux, allant jusqu’à des appels à la haine, et à la violence.


Parmi celles-ci, Ilyes Essaid, principal fauteur de trouble mardi, qui cherchait manifestement un coup d’éclat. Habitué des tirades vidéo ordurières depuis Paris où il est prolifique en menaces sur le mode mégalomaniaque envers les laïcs et les modernistes, il appartient à une tendance identitaire qui se dit non islamiste, mais qui, dans les faits, est l’alliée de l’extrême droite religieuse.


Beaucoup d’internautes tunisiens n’ont pas manqué de souligner en outre l’hypocrisie de ceux qui ont rejoint Essaid dans son départ avec fracas de la salle, puisant dans des archives montrant  le soutien à Ben Ali de certains d’entre eux avant la révolution. 


 


Entre blogueurs laïques et blogueurs pro islamistes, la rupture est consommée


Jolanare avait doublement raison d’intervenir au sujet de ce dialogue de sourds. Un dialogue devenu impossible dans le microcosme de la blogosphère avec une frange importante de ses acteurs, et au-delà : le même malaise se vérifie chaque jour dans l’ensemble de la société tunisienne post révolution.


Il n’y a d’abord pas d’heure pour traiter des questions relatives aux idéaux universels, la liberté d’expression étant d’ailleurs l’une des demandes essentielles de la révolution du 14 janvier 2011. Le leitmotiv du « ce n’est pas le moment » n’était donc pas valide.


Mais surtout, à la façon des intellectuels engagés, les blogueurs révolutionnaires ont souvent cette aptitude de voir en amont se profiler certains périls fascisants. En l’occurrence, les plus visionnaires d’entre eux sentent bien que la censure sévissant hier au nom de la pensée unique pro régime, est en passe d’être supplantée par le puritanisme rampant et la pudibonderie propre aux ultra conservateurs, si personne ne tire la sonnette d’alarme.


Un récent sondage montre qu’un tiers des Tunisiens votent avec « le plus fort », vont dans le sens du pouvoir. En allant courageusement jusqu’au bout de sa communication, Jolanare a montré hier qu’elle avait l’étoffe des insoumis. Les réactionnaires, les anti-révolutionnaires, se sont quant à eux signalés par leurs méthodes fascistes, déguisées en postures indignées.


Seif Soudani




 

Seif Soudani