Point de vue. L’Occident désoccidentalisé

 Point de vue. L’Occident désoccidentalisé

Etat de la bande de Gaza, suite aux bombardements intensifs israéliens. Une photo prise du côté israélien de la frontière avec la bande de Gaza, le 2 novembre 2023. JACK GUEZ / AFP

L’Occident ne croit plus en ses propres valeurs, comme le montre l’attitude de ses dirigeants, ses observateurs, ses élites et ses médias lors du conflit israélo-palestinien. Il tourne à sens unique.

 

Qu’est-ce que l’Occident sans ses valeurs universelles fondatrices, les droits naturels de liberté, d’égalité, des droits de l’homme, de démocratie et de libéralisme ? Rien. A la limite, il se rapproche des Etats sans foi ni loi. Qu’est-ce qu’une valeur universelle qui s’arrête à la première borne frontalière ? Rien. Elle n’est plus du tout valeur, elle est opportunité, intérêt et double standard. Qu’est-ce qu’un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à vivre en paix sur sa terre, exprimé « à la tête » du client, du peuple ou de la civilisation en question. On assiste bien à une désoccidentalisation de l’Occident, un semblant de déclin, comme le montre l’attitude grave, illégitime et dramatique de l’Occident « démocratique » et « libéral » face au conflit israélo-palestinien.

 

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Tous les hommes sensés, occidentaux ou non-Occidentaux, de l’Amérique latine jusqu’à l’Asie, en passant par l’Afrique, israéliens comme arabes, reconnaissent qu’il est inimaginable qu’un esprit puisse distinguer entre les victimes palestiniennes et les victimes israéliennes ; puisse considérer que les victimes israéliennes soient plus dignes d’humanité et de protection que les victimes palestiniennes de Gaza après les bombardements israéliens. Outre qu’il est contraire à l’éthique morale et à la déontologie journalistique que les médias occidentaux, contrairement à la tradition, puissent adopter un journalisme de guerre, orienté, non objectif, non professionnel, outrancièrement favorable à l’Etat israélien. Ce ne sont plus les faits qui parlent d’eux-mêmes, ce sont les fabricants des faits qui parlent à leur place.

 

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Les dirigeants politiques occidentaux se sont précipités chez Netanyahu l’un après l’autre, Américains en tête, pour le rassurer de leur soutien et solidarité indéfectibles. Quand Blinken a dit à Netanyahu dès le début de la crise : « Les États-Unis sont toujours avec vous », et quand Biden dit au même Netanyahu :« Les États-Unis sont solidaires avec vous », cela voudrait dire deux choses : d’une part, le « toujours » ou « solidaires » veulent dire chez les dirigeants américains que, quoi que vous fassiez, victimes ou agresseurs ou colonisateurs, on est « toujours » avec vous. « Toujours » sans doute au nom du droit des peuples à disposer des droits d’autres peuples. Quand les dirigeants européens, y compris la France, font de même, alors même qu’ils nous ont habitués à des attitudes plus équilibrées, favorables à une solution de partage entre deux peuples, ils déçoivent tout le monde arabe sans réserve et rabaissent la diplomatie européenne à un niveau détestable, à supposer qu’un alignement sur la seule position israélienne puisse encore être appelé « diplomatie ». On feint d’ignorer que les Palestiniens sont occupés par une force étrangère, et de croire que l’attaque initiale de Hamas est d’ordre « terroriste » et ne relève pas du droit d’un peuple à résister contre les colonisateurs. On est en droit de dire que la « vérité » politique occidentale sort tout simplement de la bouche d’une « alliance » politique, voire d’une civilisation. Elle n’est pas issue des valeurs défendues fièrement par l’Occident démocratique.

 

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Il n’y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, il n’y pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, il n’y pas de pires Etats que ceux qui font le tri dans l’application des valeurs universelles. Est-ce le signe d’une décadence ? L’Occident en tant que civilisation se trouve en tout cas sur la défensive. Il se sent en péril par la nouvelle hégémonie de la Chine et des pays du Brics, menacé par la Russie en Ukraine et en Europe de l’Est, par les migrants venus du Sud, par les conflits interconfessionnels à l’intérieur de leurs cités, et par la menace du peuple d’Israël par les Arabes de Palestine et du Proche-Orient. La civilisation judéo-chrétienne trouve à coup sûr un terrain propice pour s’exercer pleinement et pour se rappeler que Jésus, le christ, était un juif qui a fait converger Chrétiens et Juifs contre les Romains autrefois, puis contre les peuples arabes et musulmans aujourd’hui. L’Occident nous ramène aux guerres de colonisation, voire aux croisades, par son parti-pris déraisonnable. On est en plein dans le « Clash of Civilizations » de Huntington, théorie pourtant dénigrée à l’époque.

 

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Dans son célèbre « Déclin de l’Occident », Oswald Spengler, pour lequel l’histoire ne saurait être comprise seulement au moyen du rationalisme, ironisait sur les historiens professionnels, qui restent à la surface des choses et s’imaginent pouvoir déceler des causes et des effets, sans l’œil d’un Shakespeare (pour le tragique), d’un Goethe (pour la morphologie naturelle) ou d’un Nietzsche (pour la dégénérescence et la régénération) ou d’un Hegel (philosophie de l’histoire). Spengler suppose que les cultures et les civilisations humaines sont semblables à des entités biologiques, chacune ayant une durée de vie limitée, prévisible. Il a averti qu’aux alentours des années 2000, la civilisation occidentale, aujourd’hui d’ailleurs menacée par la démographie face à la fertilité des peuples du Sud, entrerait dans une phase de déclin, voire d’effondrement. Effondrement, il n’a certes pas eu lieu, mais force est de reconnaître que le déclin pointe à l’horizon. L’Occident se recroqueville sur lui-même en se desséchant progressivement. Il décrète qu’il est l’incarnation des valeurs, mais c’est lui qui décide et juge de l’état d’application des valeurs. Des valeurs réduites à des justificatifs machiavéliques de politiques d’intérêt et à des travestis culturels. La haute politique ou l’art politique dans toute sa splendeur sont les grands perdants de cet aveuglement collectif, touchant dirigeants, peuples et médias occidentaux. Il n’y a plus de véritables leaders en Occident. Biden est vieillissant; Macron, qui s’est avéré peu lucide politiquement, surtout en diplomatie, est un technocrate hyper-rationnel, qui croit que la politique est une mécanique réglable par la seule rationalité, même en cas de tragédie; Rishi Sunak, le chef de gouvernement anglais, est pour l’instant un homme sans influence politique en diplomatie; Olaf Scholz, qui dans les années 80 appelait le gouvernement allemand à sortir de l’Otan, manifeste la culpabilité allemande vis-à-vis du peuple juif.

Bref, pas de grandeur politique, pas de haute politique, pas de valeurs universelles en Occident. Le déclin s’observe dans la pensée du jour, dans l’action, dans l’information, dans les prises de position, dans la précipitation du jugement politique insultant l’avenir.

 

Hatem M'rad