Congrès d’Ennahdha : la quête du « salut laïc »

 Congrès d’Ennahdha : la quête du « salut laïc »

Rached Ghannouchi leader du parti islamiste Ennahdha. FETHI BELAID / AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Ennahdha, qui incarne l’islam politique tunisien, est déjà un vieux parti, qui aura tout vu. Sa naissance réelle date des années 70, lorsqu’il a commencé à investir les mosquées, et à s’affirmer au sein de l’Université tunisienne. Sa création officielle date, elle, du 6 juin 1981 sous le nom du « Mouvement de la Tendance Islamique » (MTI). Le parti est fondé par Rached Ghannouchi, professeur de philosophie, qui a épousé les thèses des Frères musulmans lors de ses études au Caire, et par le cheikh Abdelfattah Mourou, étudiant en théologie et en droit à l’université de Tunis, devenu avocat depuis, un homme réputé être bon orateur et bon débatteur. Ghannouchi dirigeait la revue Al-Maârifa et faisait des prêches dans des mosquées très fréquentées par les jeunes. Mourou animait, lui, des cercles de réflexion. Ensemble, ils fondent l’Association de sauvegarde du Coran aux côtés de Hmida Ennaifer, Habib Mokni, Slaheddine Jourchi, Salah Karkar, Fadhel Beldi. L’association est aussitôt mise en avant par le pouvoir pour faire obstacle à l’extrême gauche à l’Université.


 


En 1981, Bourguiba voulait faire une politique d’ouverture. Ennahdha saute sur l’occasion, dans le contexte de la révolution iranienne, pour transformer le mouvement Jamâa al’islamiyya en un parti politique. C’est la naissance du MTI, un parti dont la légalisation est refusée. Pire encore, cette création suscite la méfiance du pouvoir et conduit à des arrestations, procès et condamnations.


 


Sous Ben Ali, les membres du MTI condamnés sont graciés. Une certaine liberté d’action leur est accordée. Ils signent le Pacte National le 7 novembre 1988 dans l’espoir de s’intégrer au jeu politique. Puis, le parti change de nom, il devient « Ennahdha ». Il voulait obtenir la légalisation et se soumettre au code électoral interdisant la référence à la religion. En vain. Il se présente dans des listes indépendantes aux élections de législatives de1989, suite aux promesses de pluralisme démocratique agitées par Ben Ali. Il fût certes crédité de 10 à 17% de voix, mais le RCD rafle tout. On revient en arrière. Ghannouchi s’exile en Algérie en 1989, puis à Londres en 1991.


 


Dans les années 90, les arrestations se multiplient, procès expéditifs et exils aussi. On impute à Ennahdha en février 1999, l’incendie du local du Comité de coordination du RCD à Bab Souika. En 2005, il participe au « Mouvement du 18 octobre » aux côtés des partis laïcs de l’opposition. En 2009, il appelle au boycott des élections présidentielles et législatives dans lesquelles, comme les précédents, Ben Ali est assuré d’avance d’en être le vainqueur.


 


Ainsi, durant la phase autoritaire, Ennahdha a connu et subi le joug des pouvoirs successifs, qui tantôt lui laissait une marge minime d’action, tantôt le réprimait férocement. Ce parti a déjà un passé de militantisme guerrier et violent derrière lui. Il a traversé les années de plomb sous Bourguiba et Ben Ali, entre l’exil et l’emprisonnement, depuis l’époque des fondations.


 


La Révolution va libérer le parti islamiste, au même titre que tous les autres partis d’opposition. Mais Ennahdha n’a participé en aucune manière, de manière directe et immédiate, aux événements déclenchant la révolution. Physiquement, ses dirigeants étaient en exil ou derrière les barreaux. Politiquement, le parti ne pouvait se réorganiser en un laps de temps, entre l’immolation de Bouazizi le 17 décembre 2010 et la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011. Les cellules dormantes, longtemps en phase de kitm’an, ne pouvaient coordonner vite entre les exilés, les locaux et les détenus. Même si le parti s’est rattrapé en temps record en gagnant démocratiquement les élections de la Constituante du 23 octobre 2011. Il devient la première force politique du pays avec 89 députés. Il constitue une alliance, la troïka, avec deux partis du centre gauche, le CPR de Marzouki et Ettakatol de Ben Jaâfar. Le parti n’a pas l’expérience des responsabilités politiques. En pleine transition, il a tenté d’islamiser la société par la force, comme Morsi en Egypte. Il a encore fait preuve de laxisme sécuritaire, judiciaire et d’incompétence économique. La politique et la gestion administrative sont un métier. On doit s’y préparer, non seulement dans l’opposition, non pas en prison, mais aussi par la compétence technique et à travers des responsabilités inférieures ou intermédiaires, avant d’arriver au sommet. Le parti souffre de déficit élitiste. A la veille des élections de fin 2014, le bilan d’Ennahdha est insoutenable à tous les niveaux. Tous les membres du parti le reconnaissent sans fard. Les deux grands mérites politiques d’Ennahdha, c’est qu’à la fin de son règne, elle a pu recoller quelques morceaux, en acceptant des compromis tant pour la Constitution que pour la participation au Dialogue national, et pour son retrait du gouvernement, notamment après l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi.


 


Aux élections législatives et présidentielles de 2014, Ennahdha est battue démocratiquement par le nouveau parti dominant : Nida Tounès. Mais, bien que battue, elle maintient une bonne position. Elle reste une force politique et sociologique avec laquelle il faudrait désormais compter. Deuxième avec 69 sièges, pas très éloigné de Nida, qui obtient, lui 85 sièges, elle accepte de faire partie de la coalition autour de Nida. Ennahdha sait qu’elle tient Nida, qui ne peut avoir de majorité confortable ou stable sans son appui, mais Nida n’ignore pas qu’il la tient à son tour, car Ennahdha redoute la persécution judiciaire et la reddition des comptes de ses membres. Elle est prête à tout pour se maintenir au pouvoir, même en outsider favori, et pour se faire oublier aux côtés de Nida et d’Essebsi, en se mélangeant avec tous les autres.


 


La révolution, la démocratie, le processus électoral ont incontestablement été favorables à Ennahdha depuis 2011 ou presque. Elle revient de loin. Elle sait encore que la société tunisienne dans sa majorité, n’est pas prête à se fondre dans un régime islamique à base de chariâ à l’iranienne. Elle n’ignore pas que les puissances occidentales n’accepteront de plaider sa cause qu’au prix de son insertion au jeu politique démocratique et institutionnel. Ghannouchi voit loin, il ne compte pas bouleverser les rapports de force actuels, favorables à Nida et aux laïcs, surtout après sa mauvaise expérience du pouvoir. Que Nida fasse l’objet de scission, c’est une question interne à ce parti, de laquelle il ne veut pas en tirer profit. Sa lecture, fausse mais calculée, de la démocratie l’invite à accepter la primauté de la volonté profonde des électeurs de 2014 par rapport à celle des députés scissionnistes de Nida. En somme, une lecture stabilisante de la transition, sa transition, et pleine de perspective pour lui. Il pourra demain s’allier avec cette aile de Nida ou avec l’autre. Il a le choix des armes.


 


Ennahdha est aujourd’hui à la croisée des chemins à la veille de son Xe Congrès de 2016, déjà mis sur pied à l’échelle régionale. Officiellement, le parti se déclare prêt à faire un bond en avant, de se métamorphoser, d’abandonner les archaïsmes des premiers temps, et même de la transition (chariâ, califat, complémentarité). Il changera même de nom pour marquer symboliquement la nouvelle étape. On verra à l’avenir s’il acceptera l’égalité successorale entre les hommes et les femmes. En tout cas, on en discute à l’intérieur du parti, et maintenant au sein des différentes instances du Congrès. Mais Ghannouchi n’a pas l’habitude d’avancer au hasard, il a dû prendre toutes ses précautions, discuter avec tous, jeunes et moins jeunes, pour avoir la caution préalable des dirigeants du parti et des membres de la Choura sur le destin du parti. La métamorphose doctrinale du parti annoncée, la séparation du religieux et de la prédication (qu’on destine au champ associatif)  et du politique ( qu’on réserve au parti), n’est pas une mince affaire. Si elle aboutit effectivement, ce sera une révision doctrinale, une coupure avec la tradition, une rupture sentimentale vis-à-vis des Frères musulmans auxquels ils sont encore officiellement attachés. On ne considérera plus le non nahdhaoui, le non islamiste comme une personne vivant dans la « jahiliyya », comme le pensait Sayyed Qotb ou Mawdoudi. On le considérera juste comme un concurrent politique. On ne considérera plus idéologiquement Ennahdha comme un parti de Dieu, tendant à islamiser les musulmans tièdes ou les indécis. Il sera juste un parti politique ordinaire en quête seulement du pouvoir, la quête de Dieu se fera ailleurs. C’est le « salut laïc » qui compte le plus en politique. On ne considérera plus l’islam comme étant «  dogme et culte, patrie et nationalité, religion et Etat, spiritualité et action, Coran et sabre », comme le disait Hassen Al-Banna. L’islam sera juste une morale inspiratrice, comme le suggèrent les dirigeants d’Ennahdha.


 


L’islam constituera ainsi une morale inspiratrice de l’action du parti, non un dogme central et obligatoire. Comment ? Il n’y a à ce jour qu’une seule voie en la matière, balisée par l’histoire des partis : celle des démocrates-chrétiens, crées eux-mêmes en Allemagne et en Italie par des congrégations religieuses (comme Ennahdha), et qui ont opté franchement pour la laïcité et la démocratie libérale. Des « démocrates-islamistes », ce sera une première dans le jargon et dans la doctrine des partis arabo-musulmans. Mais Ennahdha a déjà commencé à frayer la voie en la matière. Aura-t-elle la possibilité d’aller jusqu’au bout de la logique de ses révisions déchirantes ?


 


Reste l’autre problème : renvoyer la question de la prédication au champ associatif, comment ? C’est justement ce que fait Ennahdha aujourd’hui, ce que redoute la société civile et ce dont elle se plaint encore. Ennahdha est décidément maître dans l’art de la ruse : la politique au parti et aux nouveaux techniciens de la politique, l’islamisation de la société aux associations, toujours pleines de ressources. Ils ont le temps avec eux : Dieu veille sans doute à leur destinée.


 


Hatem M’rad


 


 


 

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