La Sherin de Copenhague

 La Sherin de Copenhague

crédit photo :Anne Baek/Ritzau Scanpix/AFP


Sherin Khankan veut transformer l’Islam et renforcer la place des femmes dans le champ religieux. Cette Danoise de 43 ans s’y emploie au sein de la mosquée Mariam, où elle officie en tant qu’imame. Rencontre avec une audacieuse en lutte contre les extrémistes de tous bords. 


Est-il possible qu’une femme conduise la prière du vendredi ? Cette question, Sherin Khankan se la pose dès 1999, alors qu’elle se trouve à la mosquée Abou Nour de ­Damas. A l’époque, cette Danoise, de mère luthérienne et de père musulman peu ­pratiquant, effectue un séjour d’études en Syrie, le pays d’origine de ce dernier. Elle prépare une thèse sur le soufisme et le ­militantisme islamique.


Dix-sept ans plus tard, le 26 août 2016, le lieu dont elle a si longtemps rêvé, la mosquée Mariam, ouvre ses portes dans un spacieux appartement de 250 mètres carrés prêté par le célèbre photographe Jacob Holdt, connu pour son travail engagé. Elle est située au cœur du centre historique de Copenhague, à 3 kilomètres de la Petite ­Sirène qui fait l’attraction des touristes.


Sherin Khankan est aux antipodes du célèbre personnage du conte d’Andersen condamné à une attente mutique. Cette sociologue et philosophe des religions veut faire entendre sa voix, encore minoritaire, en appelant à la prière, en prononçant les “khutbas” (prêches, ndlr) et en proposant une relecture du Coran ancrée dans la réalité d’aujourd’hui et attentive aux droits des femmes.


 


Imame et coquette


En ce premier vendredi du mois de ramadan, lorsque Sherin Khankan franchit le seuil de la mosquée Mariam, elle porte une robe longue et ses cheveux châtain clair lui arrivent presque à la taille. En la croisant dans la rue, impossible d’imaginer que cette femme de 43 ans est imame.


Il est midi passé et l’heure de la prière approche. Elle s’excuse de ne pouvoir donner l’interview à l’heure convenue. Elle doit encore imprimer son discours et transformer l’immense salon en salle de prière. Elle virevolte d’une pièce à l’autre, dispose des bougies sur le rebord des ­fenêtres, des livres sur les étagères, une calligraphie d’un verset du Coran indiquant la qibla sur un mur. Le tout en saluant ceux qui arrivent à la mosquée.


Lorsqu’elle était petite, sa maman la surnommait affectueusement “moustique”. Elle fait plutôt penser à une abeille qui s’affaire dans sa ruche. Une fois installée dans son bureau, elle répond aux questions, tout en brossant sa longue chevelure qu’elle dissimule d’abord sous un bonnet, puis un keffieh blanc et rose (assorti à son rose à lèvres) qu’elle noue à la nuque. On peut être imame et coquette. D’ailleurs, à ceux qui lui reprochent de n’être voilée que pour l’office religieux, elle rétorque : “Je porte le ‘hijab’, mais le ‘hijab’ intérieur, qui représente la sincérité et les bonnes actions.” Et pour ne pas faire jaser, c’est dans un burkini, confectionnée par ses soins, que cette mère de quatre enfants nage régulièrement dans la mer Baltique.


Petite fille de fermiers finlandais et d’un muezzin de la grande mosquée de Damas, rien ne la prédisposait à devenir imame. Elle se serait bien vue comédienne, et ­aurait eu le charisme pour, ou psychologue… Mais à 19 ans, alors qu’elle s’appelle encore Ann Christine, son professeur de kung-fu la convertit au soufisme. Elle change alors de prénom et effectue un ­séjour au Caire pour apprendre l’arabe.


 


Marier religion et psychologie


Psychologue ? Elle l’est en quelque sorte, car la mosquée Mariam n’est pas juste un lieu où l’on prie. On y dispense des “soins spirituels islamiques”. “Etre imame, c’est être disponible, écouter, guider (…). Cette dimension de ‘service des autres’ occupe 80 % de mon temps”, écrit Sherin Khankan dans La femme est l’avenir de l’Islam, ouvrage paru chez Stock en octobre dernier, dans lequel elle revient sur son enfance et son combat de femme imame.


Ces soins spirituels islamiques consistent en une “forme de conversation à la croisée de la thérapie cognitive et de l’enseignement religieux, fondée sur le Coran et les autres textes sacrés”. Ils sont proposés aux femmes qui rencontrent toutes sortes de problèmes. C’est un peu comme si elles consultaient un psy. Sauf que Sherin Khankan intervient gratuitement et en incluant une dimension religieuse. Pour mener à bien cette mission, elle s’appuie sur son expérience au sein d’Exitcirklen, une ONG laïque qu’elle dirige, et qui vient en aide aux femmes victimes de violences psychologiques. Entre-temps, cette hyper­active a obtenu un diplôme de thérapeute certifiée en psychologie cognitive.


L’autre spécificité de la mosquée Mariam, qui fait également office d’académie où sont formées des femmes imames, réside dans les contrats de mariage qui y sont établis. “Ceux-ci stipulent que les femmes ont le droit de divorcer, que la ­polygamie est interdite et qu’en cas de divorce, les épouses ont les mêmes droits que leur mari en ce qui concerne les enfants. En cas de violence physique ou psychologique, l’union n’est plus valable.”


C’est aussi l’un des rares lieux où des ­musulmanes peuvent convoler avec des hommes d’une autre religion. Le mariage interre­ligieux étant un des chevaux de bataille de cette militante car, “en Europe, la probabilité qu’une musulmane tombe amoureuse d’un non-musulman est considérable”. Elle avance que si le Coran ne recommande pas aux musulmanes de se marier avec des non-musulmans, il ne leur interdit pas de s’unir avec les gens du Livre, c’est-à-dire les juifs et les chrétiens.


Sur ce dernier point, objet d’interminables débats, elle s’inscrit dans le sillage de nombreux réformistes qui s’appuient sur le “dynamisme” du texte coranique, c’est-à-dire son adaptabilité à l’époque où il est lu. L’éminente chercheuse marocaine Asma Lamrabet fait également partie de ceux qui estiment qu’il est “grand temps d’avoir le courage intellectuel” de s’attaquer à ce sujet. D’ailleurs, cette dernière figure, avec la théologienne allemande Halima Krausen et l’activiste américaine et professeure d’études islamiques Amina Wadud, compte parmi les sources d’inspiration de Sherin Khankan. A son panthéon figurent aussi la professeure de droit pakistanaise Shaheen Sardar Ali et la sociologue marocaine Fatima Mernissi. Mais c’est Oum ­Waraqa, à qui le prophète aurait demandé ­de diriger la prière, ou Aïcha, la troisième épouse de ce dernier, qui pratiqua l’imamat, qui sont présentes à son esprit les vendredis lorsqu’elle prononce la “khutba”.


 


La témérité de Fifi Brindacier


Dans sa jeunesse, elle admirait Fifi Brindacier, un personnage de la romancière suédoise Astrid Lindgren, figure incontournable du féminisme nordique. Le leitmotiv de cette dernière : “Oh, je n’ai jamais essayé ça, je suis sûre que je peux le faire.” Une réplique dont Sherin Khankan semble avoir fait son mantra, malgré les sacrifices personnels qu’une telle témérité implique. Le père de ses enfants, un médecin danois d’origine pakistanaise, lui a récemment demandé de choisir entre son rôle d’épouse et d’imame. Que décidera-t-elle ? 


 


BIO EXPRESS


1974 : Naissance à Copenhague


1983 : Elle renonce à son prénom chrétien pour se nommer Sherin


2001 : Elle fonde le Forum des musulmans critiques


2003 : Elle épouse un Danois musulman d’origine pakistanaise


2016 : Elle ouvre la mosquée Mariam


 


La suite du Dossier : Elles défient le patriarcat religieux


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Au delà du féminisme


 


Elles défient le patriarcat religieux

Fadwa Miadi