Pascal Blanchard : « Le fantasme écrase le réel »

 Pascal Blanchard : « Le fantasme écrase le réel »

Crédit photos : Hervé Thouroude / Collection Christophel/RnB/Cinéphonic/AFP – Manuel Cohen/AFP – Collection Olivier Auger / Aram Alban

 

“Sexe, race & colonies”, c’est sous ce titre paru le 27 septembre prochain, un ouvrage collectif interrogeant la manière dont s’est construit le regard exotique de l’Occident sur cet ailleurs. Pascal Blanchard, historien et chercheur au CNRS, spécialiste de la question coloniale en France, est l’un des codirecteurs de ce livre. Il revient sur l’histoire et la représentation de la femme orientale, de la mauresque à la “beurette”. 

 

Le fantasme de la “beurette” est-il un héritage de l’histoire coloniale ?

 

Complètement. On est presque capable de suivre pas à pas la manière dont l’imaginaire occidental a fabriqué les femmes exotiques – je vais l’appeler “orientale” parce que dans l’imaginaire colonial, les frontières n’existent pas. C’est-à-dire qu’on invente des populations comme on leur invente des territoires ou des façons d’être. Et l’Orient – au sens large, du Maroc jusqu’aux frontières de l’Afghanistan – compte de nombreux harems dans l’imaginaire occidental, ce qui en fait un monde empreint de sexualité. Déjà, le décor est posé. Vient se superposer à cela une invention : ce qu’on appelle “la sortie du harem”. Dans l’imaginaire et dans la littérature sur l’Orient, des femmes lascives aux seins nus attendent des hommes dans les rues des villes orientales. Pas l’homme oriental, puisqu’elles ont quitté le harem, mais celui qui va arriver dans ces territoires, le colonisateur, l’homme blanc.

 

 

Mais comment peut-on imaginer que dans ces territoires musulmans des femmes aux seins nus puissent se promener dans les rues ?

 

Parce que le fantasme écrase le réel. Le mythe de la mauresque aux seins nus est l’une des plus grandes productions de cartes postales qui ait pu exister. On en dénombre des dizaines de milliers de Damas au Caire en passant par Bagdad, Rabat, Casablanca, Alger, Oran ou Tunis, montrant toutes la même chose, ces femmes nues ou à demi-vêtues. Cet imaginaire-là fait partie, du décor, comme les pyramides. Il est nourri par la peinture, par le dessin, par les récits de voyageurs qui vont inspirer toutes les reconstitutions des expositions universelles, parce que la perception de cet Orient ne se fait pas par le voyage. Seule une élite se rend sur place. Ce sont les expositions universelles qui donnent le ton, et qu’est-ce qu’on y voit ? Des danseuses du ventre ! Là encore, l’Orient en mouvement est sexualisé.

 

 

Mais c’est totalement faux…

 

Totalement, mais c’est tellement répétitif qu’à un moment on y croit, parce que le cinéma reprendra ça (lire page 34), tout comme la caricature. Celles sur les cartes postales en Algérie au début du siècle montrent systématiquement un petit homme blanc qui va voir une prostituée. De cet imaginaire vont naître des bordels pour les militaires, dans les grandes villes mais aussi dans les campagnes. Cela va devenir une vraie industrie sexuelle, car le fantasme induit une demande. On va même inventer Bousbir au Maroc, le plus grand bordel des colonies, un quartier de Casablanca réservé, avec ses cinémas, ses bars, ses restaurants, ses cabarets, desservi par une ligne de bus. Le lieu attirait entre 3 000 et 4 000 visiteurs par jour !

 

 

Peut-on parler de prémices du tourisme sexuel ?

 

C’est plus que cela ! C’est presque une forme d’apogée : aller aux colonies sans avoir une pratique sexuelle “libre”, ce n’est pas aller aux colonies. Aujourd’hui, une question morale se pose. A l’époque, pas du tout. Il y a même des affiches touristiques au Maroc qui invitent à découvrir Bousbir ! Tout cela est tout à fait normal, parce qu’on a créé une forme de distanciation : les femmes de là-bas n’auraient pas la même valeur que celles d’ici (les Occidentales, ndlr). Une femme d’ici, ça se respecte, une femme de là-bas, elle s’offre. La preuve, regardez les cartes postales de l’époque. Vous ne verrez pas une femme blanche lascive accolée sur les murs de Paris (ou alors c’est une prostituée) ; ces dernières s’échangent sous le manteau. En revanche, celles montrant une indigène nue peuvent être vues par tous et vendues au tout-venant. Comme cette image est diffusée massivement, elle est considérée comme normale, et donc on se met à croire qu’il y a bien des femmes nues en Orient, qui s’offrent, comme le cinéma le popularise. Des bordels vont s’ouvrir partout au Moyen-Orient, et des prostituées orientales commencent à arriver dans les maisons closes en Europe. Et ce monde n’est jamais contredit par un autre discours. On se met à croire à cet univers, à cet imaginaire, et quand arrive le temps des immigrations, on est toujours dans cette idée-là.

 

 

La femme orientale est donc assignée à une certaine identité…

 

Oui, c’est la Fatima, la jeune fille qui ne rêve que d’une chose : s’émanciper en quittant l’homme arabe pour celui qui accueille, qui intègre, c’est-à-dire l’homme blanc. Ce discours s’accompagne de l’émergence d’une génération de femmes – non pas la première génération qui venait en couple, mais la deuxième –, des jeunes filles nées ici dont la seule façon de se construire un destin était de s’offrir aux Blancs. Et en même temps, ce destin ne peut passer que par le sexe, exactement comme dans les colonies, où l’on considérait que la seule solution pour qu’une femme arrive à progresser socialement, c’était de choisir un amant blanc.

 

 

Et donc s’affranchir par le sexe ?

 

Aux Antilles, vous passiez d’esclave des champs à esclave dans la maison du maître. Ce système de sexualité devient un système de promotion à l’intérieur d’un système de domination : plus vous vous offrez au maître, plus ce dernier vous “autorise” des libertés. Et, d’une certaine façon, on en fait un discours d’émancipation au moment des indépendances et des immigrations post-coloniales. C’est là-dessus que va se construire petit à petit le mythe de la “beurette”, une femme plus libre, qui ne cherche qu’à s’émanciper de la domination des hommes. Regardez la saga “Angélique, Marquise des anges” (avec Michèle Mercier, sorti en 1964, ndlr). Quel est le postulat ici ? L’homme arabe fouette ou bat sa femme. Donc, déjà, elle doit s’émanciper de lui, mais vers qui ? Vers l’homme blanc qui, lui, est protecteur, et en plus, comme ce sont des femmes lascives et qui s’offrent naturellement à lui, elles ont une sexualité par définition débridée, puisqu’on le démontre depuis dix générations par la peinture. C’est gagnant-gagnant pour tout le monde. Et là, d’un seul coup, le mythe de la “beurette” se construit autour de cette sexualité-là qui va être post-coloniale. C’est exactement pareil en Allemagne avec les jeunes femmes turques. Les espaces d’imaginaire sont les plus compliqués à décoloniser. “Angélique, Marquise des anges”, dont les épisodes sont repassés des dizaines de fois à la télévision française depuis 1962, a fabriqué peut-être plus de matrices de domination dans l’imaginaire collectif que toutes les images de l’armée française sur la guerre d’Algérie. Mais qui pense à regarder ce film autrement ? Personne, parce qu’on ne le voit pas comme ça.

 

 

Cela rejoint le discours de l’association Ni putes ni soumises…

 

C’est pour cette raison que l’association a très bien fonctionné dans l’imaginaire collectif, il y a toujours du réel derrière. Elle part d’une situation compliquée dans les quartiers populaires, mais la lecture va s’orienter automatiquement vers une “racialisation” des rapports sexuels, et au nom de celle-ci, la libération ne peut passer que par un changement de partenaire, et ce partenaire idéal, c’est qui ? C’est celui qui a été émancipé, qui sait tolérer, qui sait accepter l’égalité femmes-hommes… Ça ne peut être qu’un Occidental.

 

 

Comment est née cette idée que les femmes maghrébines ont un appétit sexuel démesuré ?

 

Cela touche à l’idée de “race”. Génétiquement, la femme maghrébine est héritière d’une ex-ex-ex-aïeule qui était dans un harem. Donc, si hier elle y était, elle y est toujours aujourd’hui. Il ne faut pas oublier les dizaines de milliers de photos, les centaines d’albums dans les familles françaises, les cadres accrochés aux murs sur lesquels on voyait des jeunes filles accoudées à des maisons à Alger, à moitié nues. Ceux qui ont fait leur service militaire avant ou pendant la guerre ont certainement connu leur première expérience sexuelle ou trompé leur femme en fréquentant les bordels avec leurs copains. Sans parler des violences au moment de l’Indépendance, avec le viol comme arme de guerre.

 

 

Aujourd’hui, les occurrences les plus recherchées sur les sites pornographiques sont “beurettes” et “femmes voilées”.

 

C’est vrai, mais il en existe une autre, c’est l’homme noir avec les femmes blanches, avec les blondes. Le “Noir”, c’est le tabou absolu. Quel est l’envers du décor de la “beurette”, l’inversion parfaite ? C’est la femme blanche violée par des Noirs. Tout le monde a oublié que sur les près de 4 500 lynchages perpétrés aux Etats-Unis entre les lois Jim Crow (qui légalisèrent la ségrégation raciale dans le sud du pays, ndlr), à la fin du XIXe siècle, et 1955, 93 % des hommes lynchés ont été castrés. Et la plupart des histoires commencent par “il a frôlé la Blanche”, “il a parlé à la Blanche”, “il a voulu violer la Blanche”, “il a voulu embrasser la Blanche”. Pourquoi ? Si l’homme blanc peut s’adonner au plaisir dans les colonies, la femme blanche, elle, n’y a pas droit, parce que sinon elle aurait goûté au fruit défendu, et elle ne reviendrait jamais à l’homme blanc. Il y a là aussi le fantasme d’une sexualité débridée.

 

 

La femme maghrébine, qui est surreprésentée dans l’industrie du porno, est absente des podiums, absente des campagnes de modes, des grandes maisons de luxes…

 

Elle est très peu présente, pas absente, parce qu’il y a vingt ans on aurait pu dire qu’elle était totalement absente. On commence à la voir…

 

 

C’est plutôt la Libanaise, l’Orientale, très rarement la Maghrébine.

 

Oui, ou alors des Maghrébines très claires de peau. Les grandes marques, comme L’Oréal, commencent à y venir très lentement en fabriquant des images d’égéries qui sont presque impossibles à situer. Elle pourrait être orientale, métisse africaine, antillaise, marocaine… On ne sait pas trop.

 

 

Mais on ne constate pas cette évolution dans la maroquinerie de luxe…

 

Parce que cela renvoie à l’image qu’on a donné des femmes maghrébines. Celle d’une prostituée.

 

 

Aujourd’hui, quel choix s’offre à la femme maghrébine ? Elle est soit la “beurette à chicha”, soit la femme voilée ?

 

Elle n’existe pas puisqu’à aucun moment dans l’imaginaire collectif elle n’est propriétaire de son corps et de sa place. On la désigne à deux destins : être invisible et soumise ou être prostituée.

 

 

Comment peut-on changer ce regard aujourd’hui ?

 

Ce qu’on vient de se dire là est à peu près inconnu pour la majorité de nos contemporains. Quand Gérôme ou Manet peignaient des odalisques, ils ne se posaient pas la question coloniale. Ils étaient fascinés par ces corps, ils les imaginaient complètement luxurieux au bord de la rivière, ils fantasmaient sur le harem colonial. On ne se rend pas compte que ce sont quinze générations de fantasmes qui se sont empilés. Donc, on ne se dit pas aujourd’hui qu’il y a une matrice à déconstruire, parce que premièrement, on ne sait même pas que c’est une continuité. Et, deuxièmement, ces images n’ont un effet que dans la tête des “petits Occidentaux”. Et sur les femmes concernées parce qu’à force d’être représentées comme des jeunes filles luxurieuses qui n’ont que deux alternatives (se livrer corps et âme à leur maître dominant ou se voiler), à un moment, certaines y croient. Elles sont convaincues qu’elles n’ont pas d’autre choix. C’est exactement comme ma grand-mère en Bretagne, dans les années 1930, qui pensait qu’il n’y avait pas d’autre possibilité que d’avoir un mari. C’était la norme. Cela fabrique de la domination sociale. Un modèle unique.

 

 

 

SEXE, RACE & COLONIES. LA DOMINATION DES CORPS DU XVE SIECLE À NOS JOURS

 

 

Ouvrage collectif, illustré éd. La Découverte (septembre 2018), 544 p,. 65 €.

 

 

 

Le reste du dossier  : De la mauresque à la « beurette »

 

Shéhérazade et autres clichés sur grand écran

 

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Bienvenue en « Beurettocratie »

 

 

 

De la mauresque à la « beurette »

 

Nadia Hathroubi-Safsaf, rédactrice en chef du Courrier de l'Atlas

Nadia Hathroubi-Safsaf

Rédactrice en chef du mensuel en kiosque, Le Courrier de l'Atlas