Point de vue : Interrogations sur la détresse volontaire d’un peuple

 Point de vue : Interrogations sur la détresse volontaire d’un peuple

crédit photo Chedly Ben Ibrahim / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Le peuple tunisien a choisi délibérément, en son âme et conscience, la répression, la négation de ses droits et libertés, comme il a choisi sa propre détresse et sa misère.

Peuple accablé dans la misère, à laquelle il a contribué par lui-même, à laquelle il s’accommode de jour en jour, et s’en délecte même, à laquelle il ignore tout ou presque de ses conséquences ; peuple aimant la justice contre la justice ; peuple en mal de culture assimilatrice de la philosophie de la liberté ; peuple aimant le langage des brutes et de la brutalité virile des zaïms arabes sans nuance, confondant ordre et uniformité, justice et suspicion, ayant le don de leur faire oublier la détresse de leur vie misérable. Le Peuple a foi, malgré sa misère, dans ses dirigeants « intègres », moralisateurs et verbeux, sachant pourtant plier la justice, habiles dans l’art de remédier à la pauvreté sectorielle par la pauvreté de masse, dans l’espoir de parvenir à une nouvelle pauvreté globale encore plus terrible, signant l’effondrement de l’Etat.

Des faits qui ne sont pas, eux, le fruit de l’imagination dogmatique. Ils sont rabâchés régulièrement par nos inaudibles économistes. Des faits qui ont introduit chez les Tunisiens une véritable culture de pénurie, dignes des soviets, dans une crise économique, politique et sociale unique dans les annales, que la Tunisie n’a jamais connue depuis le XIXe siècle. La Tunisie urbaine se ruralise massivement, comme à l’époque de la Tunisie coloniale des années 1920-1950 racontée par les historiens.

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La question qui nous interpelle alors est la suivante : Qu’est-ce qui fait que les Tunisiens partisans du coup d’Etat et de la dictature d’aujourd’hui, épris d’une vengeance sociale exemplaire contre tous, aussi minoritaires soient-ils sociologiquement et électoralement, parviennent à s’accommoder d’une misère multidimensionnelle et multisectorielle, pire que toutes celles qu’a connues la Tunisie dans son histoire contemporaine, outre d’une dictature qui se muscle de jour en jour ? Les peuples aiment généralement le progrès, l’amélioration de leur niveau de vie, l’épanouissement, même parfois contre leur volonté. Ils sont mêmes prêts à chercher ces progrès et à assimiler des réformes fondamentales impopulaires auprès de despotes éclairés, pour peu qu’ils constatent que leurs effets ne sont pas illusoires.

Les peuples demeurés longtemps sous le joug, la répression, la persécution, le parti unique et la confiscation des pouvoirs se sont dans l’histoire attachés à leur liberté, à leur droit, à leur dignité, acquis de haute lutte, gages de stabilité de l’Etat et de la société. Comment acceptent-ils de passer de la « révolution de la liberté et de la dignité » (thawrat al hurriya wal karama) à une contre-révolution sans liberté et sans dignité ? Par quel miracle, par quel entendement ? Enigme historique, plus que politique. C’est ce qu’ont fait pourtant plusieurs peuples de l’Europe de l’Ouest, comme l’Espagne après le franquisme, et de l’Europe de l’Est après l’écroulement du totalitarisme communiste, de certains peuples du Sud, comme l’Afrique du Sud après l’Apartheid ou la Tunisie après la chute de la dictature, du moins de 2011 à 2019.

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Pourquoi les pays arabes, Tunisie compris, ont fini par se plier volontairement à la dictature des islamistes, des militaires et des civils? Pourquoi n’ont-ils pas cherché à accepter le moindre mal de la démocratie agitée au pire des maux de la dictature brute et à faire des efforts pour corriger l’inculture de la liberté et les méfaits de la démocratie absolue par des réformes fondamentales progressives ? Les dérives de la transition démocratique, aussi condamnables soient-elles, justifient-elles les dérives inverses d’un nouveau système confiscateur et répressif, qui a même heurté la dignité des Tunisiens ?

Pourquoi tout un pays, tout un peuple doit-il, contre son propre gré, payer le prix moral, social et économique d’un combat illégal et inconstitutionnel contre la corruption et les corrupteurs, civils ou islamistes, mené par un homme sans expérience étatique aucune selon ses caprices et ses volte-face ? Pourquoi un peuple doit-il accepter de se consumer à petit feu par une politique irresponsable et irréaliste de pénurie dont la responsabilité exclusive incombe à un homme aphone, qui a présidentialisé un régime et monopolisé les pouvoirs, un homme à l’écoute, à défaut de la sagesse et de la compétence, de ses propres songes et élucubrations fantasmagoriques. Le « miraculé » malgré lui, illustre, comme « Le médecin malgré lui » de Molière, une satire de la crédulité, comme il s’avère être un fléau politique, économique, social et moral.

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L’erreur est humaine certes, même celle d’un homme au pouvoir. Mais, celui qui non seulement commet erreur sur erreur, ou pire, qui reproduit indéfiniment les mêmes erreurs, devient un homme insensé, qui ne sait pas tirer, comme le font les sages, des enseignements de ses propres erreurs. Sénèque l’a bien dit dans sa locution latine : « « Errare humanum est, sed perseverare diabolicum »  qui signifie « L’erreur est humaine, mais persévérer [dans son erreur] est diabolique ».

Le peuple lui-même n’est pas épargné, il commet, lui aussi, erreur sur erreur. La politique est l’art du possible et la science des réalisations publiques. Des éléments réalistes facilement visibles, détectables et constatables. Même si le peuple tunisien n’arrive pas à deviner les véritables intentions politiques et idéologiques de l’homme au pouvoir, il pourra toujours « croire à ce qu’il voit », comme dirait Saint-Just, voir et évaluer le passage des intentions déclarées aux réalisations concrètes, en essayant même avec sa supposée « sagesse populaire » avoir quelques aperçus sur le possible et le non possible. Il verra que la politique de Saïed court d’échec en échec, d’erreur en erreur. Aucune réalisation possible, aucune réforme d’envergure ailleurs que dans les déclarations lyriques et populistes à l’adresse des pauvres Tunisiens en détresse.

C’est le « cercle carré ». Celui qui est censé du haut de l’échelle politique résoudre les vrais problèmes du pays, s’avère être le véritable problème du pays et de l’Etat. Il obstrue la marche des affaires, il confisque les pouvoirs, il persécute les médias libres, il réprime les opposants illégalement et injustement, il rompt avec les instances internationales et les pays traditionnellement amis.

Mais le peuple préfère applaudir des deux mains, et non sans enthousiasme, l’ère des ténèbres, persuadé qu’elle va lui apporter la Lumière, comme si l’ère des miraculés n’était pas révolue après la révolution. Les islamistes s’en sont déjà aperçus.

 

Hatem M'rad