Point de vue – Tunisie. Interrogations sur un éventuel glissement autoritaire

 Point de vue – Tunisie. Interrogations sur un éventuel glissement autoritaire

G à D : Kais Saied, Hichem Mechichi et Rached Ghannouchi. PRESIDENCE DE TUNISIE – YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY / AFP

Manipulations politiques des islamistes, un président obstiné, un système bloqué. En Tunisie, beaucoup craignent le retour à un régime autoritaire ; d’autres penchent vers la solution miracle du régime présidentiel. Qu’en est-il ?

 

Peut-on dire, comme le font plusieurs observateurs, avisés même, que le président Saied est en train de mettre en marche une « dictature » au détriment des valeurs démocratiques et de l’Etat de droit ? Il faut se méfier de l’immodération verbale en politique, souvent à l’origine de disproportion et de démesure, dénaturant les faits les plus évidents. Nul acteur politique de l’exécutif, président ou chef de gouvernement, n’est en mesure de jouer au « dictateur » dans un système politique de type parlementaire, très fragmenté où aucune autorité politique ne peut gouverner ni être gouvernée. On peut seulement dire que le président Saied semble faire une lecture personnelle abusive et erronée du système politique qu’il est appelé à servir, même s’il est conscient des limites constitutionnelles de son rôle. Il veut jouer au présidentiel (et non au dictateur) dans le parlementaire. Le parlementaire dans sa lecture est incarné par le couple Ennahdha-Mechichi et le présidentiel par lui, sans doute au nom du peuple légitime qui l’a élu à titre personnel de manière directe. C’est vrai que sa volonté de bloquer encore davantage le système politique et ses lectures constitutionnelles personnelles et unilatérales contre tous, l’ont considéré par les acteurs et les observateurs comme un « dictateur », voire comme un homme épris de certitudes illusoires. Mais le président de « tous les Tunisiens », et non de ses propres électeurs, gagne à avoir le sens de la mesure s’il veut jouer un rôle politique utile, à même de contribuer aux solutions pratiques des problèmes des Tunisiens. Les déclarations émotives, belliqueuses et radicales, destinées aux islamistes ne servent à rien dans un système où la balance penche constitutionnellement, pour l’instant, en leur faveur et en faveur du Parlement. Les interprétations présidentielles risquent de bloquer le système, déjà assez bloqué en lui-même, jusqu’à la fin des échéances électorales de 2024. Ce sera un drame national.

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Régime autoritaire ?

Cela veut-il dire que le risque d’un retour à un régime autoritaire n’est pas à craindre ? En politique, il ne faut jurer de rien, rien exclure, parce que rien n’est prévisible. Il n’y a que des probabilités, pas de certitude. Qui pouvait prédire que la moitié du territoire français allait être occupée par les nazis ? L’idiotie de Trump était-elle prévisible aux Etats-Unis ? L’instauration de la République tunisienne en 1957 imposée par un coup de force bourguibien était-elle prévisible ? Qui pouvait prévoir la Révolution tunisienne en 2011 et sa contagion arabe, même si le régime autoritaire était contesté ? A vrai dire, le seul retour à un régime autoritaire qui me paraît probable est celui qui serait fait ou soutenu par l’armée à la suite d’un coup d’Etat militaire. Or, la phase autoritaire et les circonstances de la Révolution tunisienne ont montré que l’armée tunisienne avait une bonne tradition de neutralité, fondée par le régime civil bourguibien. Et c’est une très bonne chose qu’on a tendance à oublier, et qui explique un des aspects positifs de la démocratie tunisienne.

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A contrario, on peut penser que l’armée tunisienne défendra le régime démocratique contre toute tentative autoritaire effectuée par des représentants de l’ancien régime ou des islamistes. Il est aisé de dire que le retour en arrière est difficile, que la démocratie et l’esprit de la révolution sauront se défendre, qu’il y a des acquis irréversibles de la révolution et de la démocratie. Mais il y a les exemples historiques qui vont dans le sens contraire, de la démocratie à l’autoritarisme : l’Allemagne en 1933, la France autoritaire bonapartiste et la Restauration, devant lesquels le nouvel esprit de la Révolution a été impuissant, sans oublier le va-et-vient entre dictature et démocratie en Turquie et la Birmanie tout récemment. Il est vrai qu’on est en 2021 à l’ère du numérique, d’internet, où les réseaux sociaux sont trop bavards et agités, mais qui peuvent avoir quelques utilités contre les abus, ou contre un éventuel retour à l’autoritarisme. Mais rien n’est certain.

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Régime présidentiel ?

Ceux qui, sans envisager le retour à l’autoritarisme, préconisent la conversion du régime en système présidentiel pour rétablir l’autorité de l’Etat et la stabilité politique ont-ils raison ? Oui ce régime présidentiel peut être une des solutions possibles. Mais il faut être réaliste. Tant qu’Ennahdha est à la tête d’une majorité parlementaire, elle n’acceptera pas de gaieté de cœur un système présidentiel qu’elle ressentira comme un système fait contre elle. Même si l’opinion des dirigeants d’Ennahdha commence à évoquer la possibilité d’un régime présidentiel à cause de toutes les difficultés actuelles. Sauf si on réussit à la convaincre autour d’un dialogue national sérieux, si elle se sentira menacée par les forces de l’ancien régime. En tout cas, le régime présidentiel a le mérite d’imposer théoriquement des solutions nettes par le responsable de l’exécutif, le président.

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Non, car il y a le revers de la médaille dans un tel choix présidentiel. Si on part du constat que les leaders politiques lucides et d’expérience se font rares en Tunisie, et qu’il y a surtout des agités ou des bavards omniprésents médiatiquement, sans réflexion sérieuse, sans recul, mettre un président avec des pouvoirs étendus à la tête d’un régime présidentiel devient une gageure. Alors que dans un régime parlementaire ordonné, les motions de censure contre le gouvernement et les dissolutions entre les mains du chef du gouvernement peuvent corriger le système. Donc, là aussi il faut rester prudent. Il n’y a pas de solution miracle. Fonder un ordre institutionnel et choisir un régime n’est pas une partie de plaisir, ni un jeu médiatique. Il faudrait respecter les modèles, les expériences et la véritable nature des régimes dans les choix à faire et rester lucide.

La Tunisie et les Tunisiens restent dans l’interrogation, vivent l’interrogation, respirent l’interrogation. Ils savent que la fin de la dictature n’est pas la démocratie, et qu’une démocratie naissante, sans repères, chaotique, n’immunise pas totalement contre des formes de détournement laïc ou islamiste de la démocratie, ou même contre tout retour à la dictature.

 

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Hatem M'rad