Point de vue – Tunisie. Les véritables « maqasid » de la Constitution : la liberté, pas l’adoration de Dieu

 Point de vue – Tunisie. Les véritables « maqasid » de la Constitution : la liberté, pas l’adoration de Dieu

FETHI BELAID / AFP

La « démocratie » comme alibi de l’islam est une vieille habitude de la Tunisie et du monde musulman. Le nouveau projet de Constitution ainsi que sa rectification le montrent encore, même si la Constitution est le statut de la liberté.

 

Le président tunisien, auteur du projet constitutionnel, a cru bien faire de tenter dans le nouvel article cinq, modifié par lui-même dans une deuxième mouture, d’atténuer « les objectifs de l’islam » (maqasid al islam), qui ont alerté l’opinion, par les principes démocratiques. Le nouvel article cinq, toujours problématique et rejeté par l’opinion pour son ambiguïté et ses implications politiques, marqué par une empreinte poétique de type sultanesque, inapproprié dans une Constitution moderne, devient comme suit : « La Tunisie est une partie de la Umma islamique. L’Etat seul doit œuvrer, dans un système démocratique, à atteindre les objectifs de l’islam pur en préservant l’âme, l’honneur, l’argent et la liberté ». Le président a ajouté « dans un système démocratique », pour ne pas faire, soi-disant, transparaître d’éventuels abus interprétatifs favorables aux objectifs de l’islam, notamment par une Cour constitutionnelle ou par d’autres tribunaux.

Toutes les Constitutions tunisiennes depuis le XIXe siècle (comme arabes d’ailleurs) expriment, chacune à sa manière, la logorrhée islamique. On ne saura pas si c’est la démocratie qui se propose de corriger les rigueurs de l’islam ou si c’est l’islam qui doit veiller au sens « autorisé » de la démocratie, telle qu’imagée par l’islam et interprétée par ses doctes.

 

>> A lire aussi : Point de vue – Les désillusions du constitutionnalisme tunisien

 

Yadh Ben Achour s’est attaqué dans un livre récent, L’islam et la démocratie – Une révolution intérieure (Gallimard, 2021), à la prétendue démocratie islamique, une impossibilité logique et pratique. L’idée d’une démocratie islamique provient d’auteurs différents, insiste-t-il, pour la plupart issus du milieu islamique. La démocratie modulant l’islam, mais conçue par un homme de culture islamique. D’où vient cette illusion funeste ? Elle vient des réformistes du XIXe siècle eux-mêmes, qui considéraient que la décadence de la civilisation islamique était liée aux valeurs islamiques, notamment si on les transpose sur le plan politique. Il suffisait alors, voilà le mythe entrevu par ces réformistes, d’introduire des valeurs démocratiques dans un cadre islamique inchangé, pour rattraper le retard vis-à-vis de l’Occident. Il suffisait ainsi d’établir formellement et institutionnellement dans la Constitution, des principes de type démocratique et libéral dans un cadre constitutionnel déjà surchargé de chariâ, pour faire renaître la liberté de ses cendres. On voulait atténuer le despotisme du pouvoir plutôt que proclamer la liberté. C’est l’hypocrisie de base. Car, démocratie, libéralisme et constitutionnalisme riment philosophiquement et historiquement avec la liberté et les droits individuels. L’individu contre le pouvoir, contre l’Etat, contre la religion, contre le monopole économique, contre la morale dominante, contre même l’opinion. Voilà la raison d’être de l’idée de Constitution. La démocratie est alors moins un fait politique qu’un fait de société. Elle est issue d’une culture de progrès et d’idées humanistes. Voilà la véritable philosophie occultée par les réformateurs arabes, dominée encore par le mythe islamique et par le mythe de l’amalgame islam-démocratie. Tous s’y sont essayés, de Afghani, Kawakibi, Abduh, Ridha jusqu’à Rached Ghannouchi qui a plaidé pour un gouvernement démocratique islamique par la revitalisation de l’interprétation de l’ijtihad, en passant par les théologiens iraniens Ali Shariati et Abdolkarim Soroush. En vain. Il n’y a pas d’islam purifié par la démocratie ou par la liberté, on ne l’a jamais vu. L’intention des auteurs et des législateurs musulmans ne pouvait à l’évidence aller dans ce sens. Il n’y a pas non plus d’islam démocratique ou libéral respectueux de la liberté individuelle, des droits des femmes, des marginaux, des minorités, autrement que dans la vision des réformateurs ou constituants conservateurs. L’islam est fondamentalement rebelle à la liberté : texte et pratique.

 

>> A lire aussi : Point de vue – Tunisie. La dialectique des fins et des moyens

 

Le fameux article cinq proposé dans cette Constitution autoritaire – autoritaire dans sa forme et quant au fond-, qui a tout l’air d’une Charte proclamée par un monarque non divin, ébloui par les régimes autoritaires arabes et par le conservatisme des pays du Golfe, qui sera soumise au plébiscite du 25 juillet, n’y changera rien par l’ajout « démocratique ». Les « Maqasid al islam », qui sont très vraisemblablement des « maqasid al chariâ » déguisés, tentent d’amalgamer la modernité de l’âge numérique avec un obscurantisme moyenâgeux. Le monde arabo-musulman et surtout ses chefs violents et autoritaires ont toujours considéré la Constitution comme un « texte », une « forme », une « procédure », ou comme des « modalités », alors que la Constitution est une « idée », une « philosophie de liberté ». La religion est une intruse en l’espèce. La Constitution est viscéralement liée à l’idée de garanties contre l’arbitraire et l’abus de pouvoir, accordées aux individus. C’est à ce titre, et non en vertu d’une quelconque onction populaire, qu’elle est au fond un titre de légitimité du pouvoir. Il suffit de remonter dans l’histoire des idées politiques. La bourgeoisie montante s’attaquait aux privilèges des aristocrates, les élites et l’opinion s’attaquaient au despotisme politique, classiste et religieux, aux violations des libertés individuelles et publiques, le peuple voulait l’égalité. Le constitutionnalisme n’a jamais interféré avec des idées religieuses ou obscurantistes. Il était une idée de liberté se métamorphosant en statut de liberté. Une idée fondamentalement séculière. Car, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une nouvelle civilisation est née en rapport avec les progrès moraux et matériels : celle de l’individu. Cette civilisation ne permettait plus de penser la politique conformément à des modèles traditionnels, religieux, conservateurs périmés. L’homme est un projet de liberté, pas une identité. Son identité, il la construit lui-même, personnellement, par l’exercice de sa liberté. Il n’a pas réclamé une Constitution de garantie pour voir l’Etat disposer de son identité, de sa religion, de ses droits et libertés et de lui imposer des « objectifs de l’islam » dont on ignore tout le sens et toutes les conséquences. Surtout qu’un homme seul ou un constituant unique ne peut être assez légitime, fut-il élu par 99% de la population, pour définir dans une Constitution la personnalité de base ou l’identité de tout un pays à titre collectif, par un genre métaphysique. Le contraire ne verrait pas la Constitution autrement que comme une usurpation faite par un usurpateur.

 

>> A lire aussi : Point de vue – Tunisie. La future « Charte octroyée »

 

Dire alors que les « objectifs de l’islam », que l’Etat est censé assurer, devraient marcher côte à côte avec le « système démocratique » (art.5 modifié du projet) est un non-sens réfuté par l’histoire et la pratique politique. L’intention recherchée est plutôt que l’islam doit veiller à ce que la démocratie n’aille pas trop loin dans le sens des droits et libertés individuelles, car la religion islamique est fondamentalement conservatrice ; et que le système démocratique est juste le faux prétexte d’un conservateur hostile à l’universalisme et aux Lumières. Le fait que l’expression « système démocratique » (et non valeurs démocratiques) a été ajoutée par Kais Saied après coup, après les critiques des juristes et observateurs divers, montre bien que la démocratie est chez lui un argument superfétatoire, non fondamental, une manière de se dédouaner de l’opinion moderniste, sans conviction.

Si en Tunisie, comme dans tout autre pays arabo-musulman, on voudrait vraiment aller dans le sens d’une Constitution de liberté, dépoussiérée de ses relents religieux passéistes, on devrait intituler la Constitution, officiellement, « Constitution civile de l’Etat », appellation marquant que l’Etat est une République appartenant à tous (et non un califat déguisé), civile (et non théocratique), libre (but de la Constitution) et égalitaire (hommes-femmes-minorités). Car les véritables Maqasid de la Constitution, c’est la liberté des hommes, pas l’adoration de Dieu.

 

>> A lire aussi : Point de vue – Tunisie. Ce qu’ « intégrité » veut dire en démocratie

 

 

Hatem M'rad